« Le livre est un objet parfait et ne disparaîtra pas dans le monde numérique », assuriez-vous dans une interview accordée au Point en 2009. Quatre ans plus tard,
bien des librairies luttent contre la fermeture.
Question. Le philosophe Michel Serres explique qu’avoir construit la Bibliothèque nationale de France au moment où on inventait Internet était une absurdité parce
qu’on a maintenant, avec les tablettes, une bibliothèque avec soi. « Bientôt, il n’y aura que des singes à la Très Grande Bibliothèque », prédit-il de cette future ruine dépeuplée. Vous qui nous
avez fait rêver avec la Bibliothèque labyrinthique du « Nom de la rose », qu’en dîtes-vous ?
Que je considère Serres comme un des hommes les plus intelligents que je connaisse mais que, comme on disait, quandoque bonus dormitat Homerus, parfois « même
Homère somnole ».
Les études montrent que nous lisons toujours autant aujourd’hui grâce à nos écrans, mais elles s’accordent aussi sur le fait que les troubles du déficit de
l’attention sont en augmentation…
Dans les années 70, j’ai écrit un manuel pour aider les étudiants à faire leur thèse, qui a été traduit dans de nombreuses langues. A l’époque, il n’y avait pas
d’ordinateur, il fallait écrire ses fiches à la main et passer un temps fou dans les bibliothèques au lieu de pousser un bouton et de trouver tout (mais vraiment tout ?) sur Internet. Eh bien,
figurez-vous que le MIT, à Boston, veut republier mon livre en anglais. Comme je m’interrogeais sur la santé mentale de ces gens (pourquoi diable vendre un manuel aussi périmé), ils m’ont répondu
qu’avec Internet les étudiants prélèvent des informations, les recopient, et sont devenus incapables de faire une véritable recherche. Ils veulent proposer ce livre comme un antidote… Vous vous
souvenez du Phèdre de Platon ? Il y raconte que l’écriture a été inventée en Egypte par le dieu Thot et que le pharaon lui avait reproché d’avoir inventé un instrument qui allait
encourager les hommes à perdre leur mémoire… Et pourtant, c’est par l’écriture qu’on a eu La Recherche de Proust, le livre-mémoire par excellence… Ce que je crois, c’est que les
générations nouvelles utiliseront sans cesse les nouveaux moyens de communication, mais sans renoncer aux vieux.
Que vous a apporté, personnellement et intimement, la culture que vous avez accumulée toute votre vie ?
Je répète toujours qu’un homme qui a vécu sans lire un seul livre mourra en se souvenant de bien peu d’évènements réellement importants, comme s’il avait vécu une
vie morne et bougrement trop courte. Alors que j’abandonnerai ma vie en ayant vécu à la fois l’assassinat de Jules César, la bataille de Waterloo, la visite à l’enfer de Dante, la guerre de
Trente Ans, mais aussi les aventures de Bécassine, j’aurai eu une vie très longue et très riche…"
(Umberto Ecco, le 14/O3/2013)