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Hannah Arendt (1906-1975)

 

"La disparition générale de l'autorité ne pouvait guère se manifester de façon plus radicale qu'en s'introduisant dans la sphère prépolitique, où l'autorité semblait prescrit par la nature elle-même, indépendamment de tous les changements historiques et de toutes les conditions politiques. D'autre part, l'homme moderne ne pouvait exprimer plus clairement son mécontentement envers le monde et son dégoût pour les choses telles qu'elles sont qu'en refusant d'en assumer la responsabilité pour ses enfants. C'est comme si, chaque jour, les parents disaient : "En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s'y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n'avez pas de comptes à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort." (page 245)

 

"C'est bien le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l'intérieur d'un monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d'innover."(page 228)

 

(Hannah Arendt, "La Crise de l'Education", in La Crise de la Culture, Huit exercices de pensée politique, traduit de l'anglais sous la direction de Patrick Lévy, Gallimard, 1972,  pg. 242-243)

 

S'il est un domaine où se manifeste de façon spectaculaire la crise générale qui s'est abattue sur le monde moderne, c'est bien celui de l'Education.

 

Cette crise s'est tout d'abord manifestée aux Etats-Unis, mais Hannah Arendt, au moment où elle écrit cet Essai, en 1951, estimait qu'elle s'étendrait bientôt à l'Europe : "On peut en effet poser comme règle générale de notre époque que tout ce qui peut arriver dans un pays, peut aussi, dans un avenir prévisible, arriver dans presque tous les autres pays  (page 224) 

 

Elle a pris un caractère particulièrement aigu aux Etats-Unis et elle est devenu un enjeu politique du fait que les Etats-Unis sont une terre d'immigration et que l'Education y joue un rôle plus fondamental qu'ailleurs dans l'intégration et la "fusion" des groupes éthniques les plus divers en un seul Peuple. (le "melting pot") :

 

"Nulle part, les problèmes d'éducation d'une société de masse ne se sont posés avec tant d'acuité et nulle part ailleurs les théories pédagogiques les plus modernes n'ont été acceptées de façon si serviles et si peu critiques. Ainsi, la crise de l'Education en Amérique annonce d'une part la faillite des méthodes modernes d'Education et d'autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d'une société de masse et en réponse à ses exigences." 

 

L'erreur fondamentale est de vouloir faire jouer un rôle politique à l'éducation en croyant "fonder un nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature" (page 227).

 

Cette illusion très ancienne devient pathos de la nouveauté dans ce pays d'immigration que sont les États-Unis, où l'on s'est emparé des "théories modernes de l'éducation" venues d'Europe. Est en jeu la volonté égalitaire qui aboutit au nivellement.

 

Selon Hannah Arendt, trois idées sont à la base des réformes catastrophiques qui ont été faites :

 

1) L'idée d'une autonomie du monde de l'enfant par rapport au monde des adultes.

 

"Affranchi de l'autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s'échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux."

 

fureur-de-vivre-11-g.jpg                          James Dean dans La Fureur de vivre de Nicolas Rey (1955)


2)  L'idée que la pédagogie est une science de l'enseignement en général, au point de pouvoir s'affranchir complètement de la matière à enseigner. 

 

3) L'idée que l'enfant ne peut savoir et comprendre que ce qu'il a fait lui-même et sa mise en pratique dans l'Education : substituer, autant que possible, le "faire" à "l'apprendre" (le "pragmatisme"), ainsi que le jeu.

 

        Ce constat fait surgir deux questions :

 

a) Quels aspects du monde moderne et de sa crise se sont réellement révélés dans la crise de l'Education, ou, pour quelles raisons a-t-on pu, pendant des années, parler et agir en contradiction si flagrante avec le bon sens ?

 

b) Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette crise quant à l'essence de l'Education, en réfléchissant au rôle que l'Education joue dans toute civilisation, c'est-à-dire à l'obligation que l'existence des enfants entraîne pour toute société humaine ?

 

Hannah Arendt va s'efforcer, tout d'abord, de répondre à cette seconde question :

 

L'Education de l'enfant se présente sous un double aspect :

 

a) L'enfant est nouveau dans un monde qui lui est étranger (responsabilité du rapport à la culture)

 

b) L'enfant est en devenir (responsabilité du rapport à la vie)

 

Ce double aspect distingue le petit homme du petit animal. Les parents ont donc une double responsabilité vis-à-vis de l'enfant : la responsabilité de la vie et du devenir de l'enfant et celle de la continuité du monde.

 

Pour Hannah Arendt, le problème de l'Ecole, institution intermédiaire entre la famille et la société, vient du fait que les adultes ont tendance à refuser d'assumer leur reponsabilité du monde.

 

Hannah Arendt fait ensuite une distinction essentielle entre autorité et compétence :

 

a) la compétence du professeur consiste à connaître le monde et à être capable de transmettre cette connaissance.

 

b) son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde : "Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signaleraient les choses en lui disant : "Voici notre monde."

 

La crise de l'autorité dans l'Education est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers le passé.

 

Pour l'éducateur, cet aspect de la crise est particulièrement difficile à porter, car il lui appartient de faire le lien entre l'ancien et le nouveau.

 

Dans le monde moderne, le problème de l'Education tient au fait que par sa nature même, l'Education ne peut faire fi de l'autorité, ni de la tradition, et qu'elle doit cependant s'exercer dans un monde qui n'est pas structuré par l'autorité, ni retenu par la tradition.

 

C'est au seul domaine de l'Education que nous devons apporter une notion d'autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent, mais qui n'ont pas de valeur générale et ne doivent pas prétendre détenir une valeur générale dans le monde des adultes.

 

Il en résulte que le rôle de l'Ecole est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde (instruire), et non pas de leur inculquer l'art de vivre (aux Etats-Unis, dans les années 60 : apprendre à se conduire en société, à être populaires ou, plus récemment, en France : éduquer à l'éco-citoyenneté, socialiser...)

 

"L'Education est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'Education que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveller un monde commun." (page 252)

 

Hannah Arendt ne subit pas l'influence du "misonéisme" (haine des choses nouvelles) de Heidegger, pour autant que Heidegger puisse être qualifié de "misonéiste". Et si elle subit l'influence de la phénoménologie, c'est plutôt celle de Husserl (l'intuition des essences, comme il le fait avec la concept "d'Europe" dans la conférence de Vienne, en 1935) que de Jaspers.


Hanah Arendt en évidence ce qui constitue l'essence de l'éducation, et donc ce qu'est et ce que n'est pas l'éducation.

Pour elle, l'essence de l'éducation ne réside ni dans le jeu, ni dans le fait d'apprendre en faisant soi-même (John Dewey), mais dans la transmission de savoirs. Ce qui ne veut pas dire que l'on doive interdire aux enfants de jouer, de bricoler ou de "s'épanouir" (comme on dit), ni que la transmission ne puisse se faire dans la joie et dans la bonne humeur.

Ce n'est pas par "misonéisme" qu'Hannah Arendt se réfère au passé, mais parce qu'elle estime que le savoir (et donc l'éducation) est ontologiquement lié au passé, dans la mesure où l'enfant est toujours plus jeune que le monde dans lequel il entre (et que le monde est toujours plus vieux que l'enfant).

Le rôle de l'enseignant, selon Arendt est de dire à l'enfant : "Voici notre monde, voici le monde dans lequel tu entres." (sous-entendu, tu as le droit d'en être mécontent et de vouloir le changer).

Mais l'éducation, pour Hannah Arendt est au service du futur et non pas du présent ou du passé : l'éducation est la condition de la liberté, car, pour Hannah Arendt, héritière de la philosophie des Lumières (Condorcet, Kant et Hegel), il n'y a pas de liberté sans pensée et sans connaissance.

C'est l'avenir de l'enfant qui est en jeu et sa liberté (les conditions depossibilité de sa liberté en tant que possibilité de créer du nouveau) dans le fait de lui transmettre ou de ne pas lui transmettre des connaissances.

La manière de transmettre ces connaissances (la didactique et la pédagogie) n'est pas le propos d'Hannah Arendt dans ce texte et elle se serait certainement désinteressée des arguties concernant les méthodes de lecture (globale/alphabétique/mixte), du moment que l'enfant apprend à lire et à écrire correctement.

Elle ne vise dans la "progressive education", les méthodes modernes d'éducation, que le fait de faire reposer l'éducation sur autre chose que le fait de transmettre des connaissances. Ce ne sont donc ni les élèves, ni les professeurs qui sont au centre du processus de l'éducation, mais les savoirs.

Hannah Arendt ne dit pas que les méthodes modernes d'éducation sont un tissus d'absurdités, mais qu'elles sont un mélange d'absurdités et de choses vraies.

Pour donner des exemples précis, elle aurait sans doute accepté que les élèves écrivent un Journal où ils parlent de leur vie quotidienne (la méthode Freinet), mais certainement pas le fait de réduire la grammaire française à un opuscule de trois pages et de n'en faire qu'un "instrument", comme le fait Célestin Freinet et de borner l'éducation à l'environnement proche. Elle aurait admis que l'apprentissage puisse être un plaisir, mais certainement pas de fonder l'apprentissage sur le jeu. Elle aurait sans doute admis le bien fondé de certaines idées de Philippe Meirieu (faire commencer les rédactions en classe et donner des conseils individuels aux élèves ou les faire travailler de temps à autre en binôme), mais certainement pas l'idée que "l'élève est au centre du système éducatif", elle aurait admis l'idée que les élèves doivent s'exercer au travail manuel, mais certainement pas l'idée qu'ils ne peuvent apprendre qu'en faisant et en construisant eux-mêmes leurs propre savoir comme le préconise John Dewey. Elle aurait sans doute admis le bien-fondé de la pédagogie en tant "qu'art" (Montaigne aussi), mais elle n'admet pas l'idée que "la pédagogie est une science de l'enseignement en général, au point de pouvoir s'affranchir complètement de la matière à enseigner".

Arendt qui a écrit sur le totalitarisme, n'aurait pas non plus admis la devise de nos pédagogistes de "changer l'école pour changer la société".

Pour Arendt, l'Ecole n'a pas pour fonction de créer un "homme nouveau", mais de donner aux enfants les moyens d'exercer leur liberté de pensée et d'action dans le monde, sachant qu'ils sont toujours plus jeunes qu le monde,  en leur transmettant des savoirs (Voici notre monde.)

l’École est nécessairement "conservatrice" (par essence et par nécessité), mais ce qui est valable pour l’École ne doit pas être étendu, à l'ensemble de la société. Des changements peuvent et doivent s'accomplir. Simplement l’École ne peut pas et ne doit pas être, au risque d'en dénaturer la fonction, le lieu de départ (l’origine) de ces changements.

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 L'idéologie "pédagogiste" (la progressive education") repose sur une forme de scepticisme : ses représentants ne croient pas à la valeur émancipatrice du savoir. Ce qu'Hannah Arendt reproche donc à la "progressive education", c'est de ne pas éduquer.


 
Note :

La progressive education est définie en 1918 par les Principes cardinaux qui furent à la source du pédagogisme aux États-Unis :

1. Santé. (Health)
3. Conception élevée de la vie familiale. (Worthy home membership)
4. Orientation professionnelle. (Vocation)
5. Éducation civique. (Civic education)
6. Conception élevée des loisirs. (Worthy use of leisure)
7. Caractère éthique. (Ethical character)

Il n’y avait pas ce qui fut le point n° 2 dans cette version initiale du texte de W.H. Kilkpatrick ; la référence à la nécessaire maîtrise de savoirs académiques en était absente et la version finale ne les mentionne qu’en en diminuant l’importance :

2. Maîtrise des fondamentaux (Command of fundamental processes) : les fondamentaux sont l’écriture, la lecture, l’expression orale et écrite et les mathématiques. Il a été décidé que ces connaissances de base devaient être appliquées à de nouveaux domaines au lieu d’être enseignées en suivant les méthodes traditionnelles.

« Il manquait même dans la première version des Principes cardinaux la mention de la phrase “maîtrise des processus fondamentaux” (c’est-à-dire la lecture, l’écriture et l’arithmétique) qui dans la version finale était la seule allusion aux buts scolaires ».

E. D. Hirsch Jr, The schools we need and why we don’t have them, 1996, p. 48.

Richard Hofstader, historien et Prix Pulitzer, notait en 1963 que « la Commission a dressé un ensemble d’objectifs scolaires dans lesquels ni le développement de la capacité intellectuelle ni la maîtrise d’une discipline scolaire n’étaient mentionnés. »

(source : Paratge, néoprofs)
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