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Marcel Mauss, Histoire de la notion de personne

L'auteur :

Marcel Mauss, né le 10 mai 1872 à Épinal et mort le 11 février 1950 (à 77 ans) à Paris, est généralement considéré comme le « père de l'anthropologie française ».

L'oeuvre :

Dans la passionnante Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss rappelle : « L'influence de Mauss ne s'est pas limitée aux ethnographes, dans le domaine des sciences sociales et humaines, une pléiade de chercheurs français lui sont redevables de leur orientation. » C. Lévi-Strauss insiste sur "ce qu'on aimerait appeler le modernisme de la pensée de Mauss", sur sa détermination à imposer "la notion de fait social total", sur "le souci de définir la réalité sociale, mieux encore, de définir le social comme la réalité".

L'extrait :

Dans cet passage de Sociologie et anthropologie, Marcel Mauss montre que loin d'être une idée innée  intemporelle, la notion de personne est le produit d'une longue histoire remplie de "vicissitudes".

"Il ne s'agit de rien de moins que de vous expliquer comment une des catégories de l'esprit humain - une de ces idées que nous croyons innées - est bien lentement née et grandie au cours de longs siècles et à travers de nombreuses vicissitudes, tellement qu'elle est encore, aujourd'hui même, flottante, délicate, précieuse, et à élaborer davantage. C'est l'idée de "personne", l'idée du "moi". 

Tout le monde la trouve naturelle, précise au fond de sa conscience, tout équipée au fond de la morale qui s'en déduit. Il s'agit de substituer à cette naïve vue de son histoire, et de son actuelle valeur une vue plus précise (...)

Au contraire des Hindous et des Chinois, les Romains, les Latins pour mieux dire, semblent être de ceux qui ont partiellement établi la notion de personne, dont le nom est resté exactement le mot latin... La "personne" est plus qu'un fait d'organisation, plus qu'un nom ou un droit à un personnage et un masque rituel, elle est un fait fondamental du droit. 

En droit, disent les juristes : il n'y a que les personnes, les res, et les actiones : ce principe gouverne encore les divisions de nos codes. Mais cet aboutissement est le fait d'une évolution spéciale au droit romain (...)

Ce sont les chrétiens qui ont fait de la notion de personne morale une entité métaphysique après en avoir senti la force religieuse. Notre notion à nous de personne humaine est encore fondamentalement la notion chrétienne (...)

La notion de personne devait encore subir une autre transformation pour devenir ce qu'elle est devenue voici moins d'un siècle et demi, la catégorie du moi. Loin d'être l'idée primordiale, innée, clairement inscrite depuis  Adam au plus profond de notre être, voici qu'elle continue, presque de notre temps, lentement à s'édifier, à se clarifier, à se spécifier, à s'identifier avec la connaissance de soi, avec la conscience psychologique.

Tout le long travail de l'Eglise, des églises, des théologiens, des philosophes scolastiques, des philosophes de la Renaissance - secoués par la Réforme - mit même quelque retard, des obstacles à créer l'idée que cette fois nous croyons claire.

La mentalité de nos aïeux jusqu'au XVIIème siècle, et même jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, est hantée par la question de savoir si l'âme individuelle est une substance, ou supportée par une substance - si elle est la nature de l'homme, ou si elle n'est qu'une des deux natures de l'homme ; si elle est une et insécable ou divisible et séparable ; si elle est libre, source absolue d'actions - ou si elle est déterminée et enchainée par d'autres destins, par une prédestination.

On se demande avec anxiété d'où elle vient, qui l'a créée et qui la dirige.

Et, dans le débat des sectes, des chapelles et des grandes institutions de l'Eglise et des Ecoles philosophiques, des Universités en particulier, on ne dépasse guère le résultat acquis dès le IVème siècle de notre ère (...).

Au surplus, quand on parle des fonctions précises de l'âme, c'est à la pensée, à la pensée discursive, claire, déductive, que la Renaissance et Descartes s'adressent pour en comprendre la nature.

C'est celle-ci que contient le révolutionnaire Cogito ergo sum ; c'est celle-ci qui constitue l'opposition spinoziste de "l'étendue" et de la "pensée". Ce n'est qu'une partie de la conscience qui est considérée.

C'est ailleurs chez les Cartésiens, c'est dans d'autres milieux, que le problème de la personne qui n'est que conscience a eu sa solution.

On ne saurait exagérer l'importance des mouvements sectaires pendant tout les XVIIème et XVIIIème siècles sur la formation de la pensée politique et philosophique. C'est là que se posèrent les questions de la liberté individuelle, de la conscience individuelle, du droit de communiquer directement avec Dieu, d'être son prêtre à soi, d'avoir un Dieu intérieur (...)

D'une simple mascarade au masque, d'un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d'une valeur métaphysique et morale, d'une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l'action, le parcours est accompli.

Qui sait ce que seront encore les progrès de l'Entendement sur ce point ? Quelles lumières projetteront sur ces récents problèmes la psychologie et la sociologie, déjà avancées, mais qu'il faut promouvoir encore mieux ?

Qui sait même si cette "catégorie" que tous ici nous croyons fondée sera toujours reconnue comme telle ? Elle n'est formée que pour nous, chez nous. Même sa force morale - le caractère sacré de la personne humaine - est mise en question, non seulement partout dans un Orient qui n'est pas parvenu à nos sciences, mais même dans des pays où ce principe a été trouvé.

Marcel Mauss, "Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne, celle de moi", in Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1950, pp.333,pp.351,357,359,360,361.

Questions sur le texte : 

1. La notion de personne est-elle innée ?

2. En quoi la notion de personne est-elle historiquement liée au droit romain ?

3. En quoi le christianisme a-t-il transformé la notion de personne ? 

4. Quelle autre transformation de la notion de personne s'est ajoutée plus récemment ?

5. En quoi les débats sur la nature de "l'âme", du IVème siècle de notre ère aux XVIIème - XVIIIème siècles ont-ils contribué à forger la notion de personne ?

6. Qu'a apporté la philosophie de Descartes à ce débat ?

7. Qu'ont apporté les "mouvements sectaires" au développement de la notion de personne ?

8. Comment Mauss résume-t-il les différentes étapes de l'évolution de la notion de personne.

9. La notion de personne est-elle, selon lui, définitivement définie et acquise ?

 

 

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