Les Portes de la Perception par Aldous HUXLEY, traduit de l’anglais et préfacé par Jules CASTIER, ouvrage disponible en Livre de Poche, aux Editions du Rocher, dans la collection 10/18 domaine étranger.
L'auteur :
Petit-fils du naturaliste Thomas HUXLEY et frère du biologiste Julian HUXLEY, Aldous HUXLEY naquit en Angleterre, à Goldaming, dans le Surrey et fit de brillantes études à Eton et à Oxford. A l’âge de 16 ans, il devint pratiquement aveugle. Cette cécité, partiellement guérie plus tard marqua sa vie entière. HUXLEY collabora à plusieurs revues et publia des poèmes de jeunesse avant de faire paraître ses premiers romans Jaune de Chrome (1921), Cercle vicieux (1923) et Contrepoint (1928) qui reflètent son scepticisme, sa désillusion et son pessimisme. De cette époque date Le Meilleur des Mondes (Brave New World, 1932), brillante contre-utopie d’une société entièrement rationalisée où une poignée d’individus « supérieurs » dirigent de façon totalitaire une masse d’individus privés de leur vie psychique. Critiquant le positivisme scientifique et la mainmise du modèle américain sur la culture occidentale HUXLEY n’a cessé de dénoncer les dangers d’une civilisation entièrement soumise à la technique. Après plusieurs voyages en Inde et au Népal, HUXLEY publie de nombreux essais. Les Portes de la Perception (The Doors of Perception, 1954) dont le titre est emprunté au poète William BLAKE raconte son expérience avec la mescaline. Etabli en Californie à partir de 1937, il se tourna, à la fin de sa vie, vers la contre-culture américaine. Aldous HUXLEY est décédé en Californie en 1963.
Petit-fils du naturaliste Thomas HUXLEY et frère du biologiste Julian HUXLEY, Aldous HUXLEY naquit en Angleterre, à Goldaming, dans le Surrey et fit de brillantes études à Eton et à Oxford. A l’âge de 16 ans, il devint pratiquement aveugle. Cette cécité, partiellement guérie plus tard marqua sa vie entière. HUXLEY collabora à plusieurs revues et publia des poèmes de jeunesse avant de faire paraître ses premiers romans Jaune de Chrome (1921), Cercle vicieux (1923) et Contrepoint (1928) qui reflètent son scepticisme, sa désillusion et son pessimisme. De cette époque date Le Meilleur des Mondes (Brave New World, 1932), brillante contre-utopie d’une société entièrement rationalisée où une poignée d’individus « supérieurs » dirigent de façon totalitaire une masse d’individus privés de leur vie psychique. Critiquant le positivisme scientifique et la mainmise du modèle américain sur la culture occidentale HUXLEY n’a cessé de dénoncer les dangers d’une civilisation entièrement soumise à la technique. Après plusieurs voyages en Inde et au Népal, HUXLEY publie de nombreux essais. Les Portes de la Perception (The Doors of Perception, 1954) dont le titre est emprunté au poète William BLAKE raconte son expérience avec la mescaline. Etabli en Californie à partir de 1937, il se tourna, à la fin de sa vie, vers la contre-culture américaine. Aldous HUXLEY est décédé en Californie en 1963.
Le livre :
Les Portes de la perception relatent une expérience médicale (et philosophique) à laquelle s’est prêtée l’écrivain Aldous HUXLEY au mois de mai 1953 en Californie.
La mescaline est un alcaloïde tiré du peyotl, ce cactus bien connu de certaines tribus indiennes d’Amérique du Sud. Neurologues, biochimistes, pharmacologistes, physiologistes, médecins aliénistes et psychologues étudient depuis de longues années cette substance pour essayer de mieux comprendre son action sur le système nerveux central et pour soigner les malades atteints de schizophrénie.
Il va sans dire que les Indiens d’Amérique du Sud, tout autant que les shamans ignorent totalement ce que le monde moderne désigne sous le terme de « drogue ».
HUXLEY condamne la drogue comme étant l’un des plus grands maux du monde moderne - il inclut dans ce terme la consommation abusive d’alcool et de tabac, tout autant que de stupéfiants et de médicaments psychotropes - Il refuse tout ce qui vise à amoindrir la conscience, toute recherche d’évasion ou de plaisir interdit, toute forme d’autodestruction.
S’ils ingèrent le peyotl, les Indiens d’Amérique du Sud ne le font que dans des conditions bien particulières et toujours dans un contexte religieux, pour établir un contact avec le sacré, pour obtenir un surcroît et non un amoindrissement de conscience.
Revenons au récit de HUXLEY : « J‘étais sur place et disposé - voire empressé - à servir de cobaye. C‘est ainsi qu‘il se fit que par une brillante matinée de mai, j’avalai quatre décigrammes de mescaline dissoute dans un demi-verre d’eau, et m’assis dans l’attente des résultats… »
Lecteur de William BLAKE, HUXLEY se souvient de cette remarque du poète et illustrateur anglais, qui fut aussi un grand « aventurier de l’imaginaire » : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie »
« D’après ce que j’avais lu, j’étais convaincu d’avance que la mescaline me donnerait accès, au moins pour quelques heures, au genre de monde intérieur décrit par BLAKE. Mais ce à quoi je m’étais attendu ne se produisit pas. »
A quoi s’attendait donc Aldous Huxley ? A des visions colorées de paysages extraordinaires semblables à ceux que décrivit ou peignit William BLAKE, mais c’est d’une façon tout à fait différente, inattendue, plus discrète, mais non moins intense que la substance va agir sur lui .
Trois fleurs dans un vase : une rose, un œillet, un iris… « Au déjeuner, ce matin-là, j’avais été frappé de la dissonance vive de leurs couleurs. Mais la question n’était plus là. Je ne regardais plus, à présent, une disposition insolite de fleurs. Je voyais ce qu’Adam avait vu le matin de sa création - le miracle, d’instant en instant, de l’existence dans sa nudité. »
Comme l’enquêteur lui demande s’il ressent quelque chose d’agréable (l‘écrivain a pu par la suite avoir accès à l‘enregistrement des conversations), HUXLEY répond : « ni agréable, ni désagréable. Cela est, sans plus. »
Peut-on rendre compte avec des mots d’une expérience à la limite de l’indicible ? La notion « d’Istigkeit » dont maître ECKART aimait à se servir pour définir l’Etre lui vient à l‘esprit, ainsi que les mots « vision de béatitude », « grâce et transfiguration »…
« Pour la première fois je comprenais, non pas au niveau verbal, non pas par des indications rudimentaires ou à distance, mais d ‘une façon précise et complète, à quoi se rapportaient ces syllabes prodigieuses : « Sat Chit Ananda, la Félicité de l’Avoir-Conscience » Il comprend aussi le dialogue entre l’apprenti et le maître zen :
« - Qu’est-ce que le Corps-Dharma du Bouddha ?
- La haie au fond du jardin !
- et l’homme qui se rend compte de cette vérité ?
- Un lion aux cheveux d’or ! »
Le pied d’un humble fauteuil en bambou, le pli de son pantalon de flanelle grise, la couverture d’un livre, une touffe de tritomes en pleine floraison, des frondaisons de lierre, des cheminées en brique et des toits de tuiles vertes qui étincellent au soleil… se transforment en miracle. HUXLEY va jusqu’à parler de « vision sacramentelle de la beauté ». S’il dépend de sa distance par rapport à l’observateur (plus l’objet est proche et plus le phénomène est intense), la « transfiguration » de l’objet ne semble pas liée à sa valeur intrinsèque. Le moine bouddhiste avait raison : la haie au fond du jardin est « Le corps-Dharma du Bouddha » !
L’expérience se poursuit. L’enquêteur lui demande ce qu’il en est de l’espace et du temps. « Mon expérience effective avait été et est encore, celle d’une durée infinie, ou bien celle d’un perpétuel présent constitué par une révélation unique et continuellement changeante. » « en ce qui concerne l’espace, l’esprit se préoccupait essentiellement, non pas de mesures et de situations, mais d’être et de signification. »
Désireux de fixer un cadre philosophique à cette expérience, HUXLEY se tourne vers la théorie développée par BERGSON dans Matière et Mémoire : selon BERGSON, chaque individu est potentiellement capable, à tout instant, de se souvenir de tout ce qui lui est arrivé et de tout ce qui se produit dans l’univers. Afin de rendre possible la survie biologique, il faut que l’Esprit en général soit creusé d’une sorte de « tuyauterie » passant par la valve de réduction constituée par le cerveau et le système nerveux. Ce que, dans le langage religieux, on appelle « l’ici-bas », c’est l’univers du conscient réduit, exprimé et en quelque sorte pétrifié par le langage. Certaines personnes peuvent soit naturellement, soit par des moyens divers, percevoir, non pas « tout ce qui se passe dans l’univers », mais quelque chose de plus, quelque chose d’autre que les matériaux utilitaires soigneusement choisis que notre esprit individuel rétréci considère comme une image sinon complète, du moins suffisante de la réalité.
HUXLEY avance par ailleurs une explication d’ordre biochimique. Les recherches effectuées sur la mescaline ont montré que ce produit inhibait la production des enzymes qui règlent l’arrivée du glucose dans les cellules nerveuses, en d’autres termes, la mescaline réduit la ration normale de sucre pour le cerveau. Lorsque le cerveau manque de sucre, le moi sous-alimenté s’affaiblit en même temps que la volonté d’adaptation strictement pratique et utilitaire.
HUXLEY insiste sur un point particulièrement significatif : le rehaussement énorme, sous l’effet de la mescaline de la perception des couleurs. Il remarque à ce propos que la perception des couleurs dont beaucoup d’espèces animales sont dépourvues n’est pas, comme le montre l’exemple des abeilles, indispensable à l’adaptation ; c’est un « luxe biologique ». Cette perception est plus développée dans l’espèce humaine et davantage chez certains individus (les mystiques, les médiums…) que chez d’autres.
HUXLEY montre que de grands peintres comme Van Gogh ou Botticelli ont fait, chacun à leur manière, l’expérience des « choses en soi » et ont tenté de la restituer sur leur toile. Cette incursion dans le domaine de l’art nous vaut une longue méditation sur la représentation des vêtements dans l’art pictural et en particulier sur la notion de « drapé », « hiéroglyphes vivants qui représentent le mystère insondable de l’Etre pur » . Ce que le reste d’entre nous ne voit que sous l’influence de la mescaline, l’artiste, affirme Aldous HUXLEY est équipé congénitalement pour le voir tout le temps.
A ce stade de sa réflexion, un doute s’insinue dans l’esprit de l’écrivain : ce monde de félicité et de contemplation parfaite ne risque-t-il pas de nous éloigner de l’action et de la relation avec autrui ? Au terme d’une méditation sur les figures apparemment antagonistes, mais finalement complémentaires de Marthe et de Marie, HUXLEY en vient à affirmer que le vrai contemplatif s’abstient de faire le mal, ce qui n’est pas rien, fait communiquer le monde visible et le monde invisible (ou plutôt rend visible l’invisible à travers le visible) et enfin agit, quand il agit, en esprit et en vérité. Dans le bouddhisme, « l’arhat » a tendance à se détacher de toute action concrète pour se plonger dans un nirvana transcendantal, mais le vrai sage, le « Bodhisattva », animé d’une compassion sans bornes, agit et délivre, car pour lui la réalité ultime et le monde des contingences ne font qu’un.
Après cette incursion dans le domaine de la religion et de la mystique, Aldous HUXLEY se tourne vers l’observation de « ce qui se passe dans sa tête. Il ne découvre pas son monde intérieur comme infini et sacré comme le fut pour lui le monde extérieur. « C’est comme si l’on était dans l’entrepôt d’un bateau de quatre sous. »
HUXLEY est ensuite confronté à l’univers des sons, puis des saveurs, mais il n’éprouve rien de comparable à ses révélations visuelles de fleurs et de tissu.
Plus passionnant est le passage du livre dans lequel l’auteur examine le problème de la folie à la lumière de son expérience avec la mescaline. Il compare le schizophrène à un homme sous l’influence permanente de la mescaline, incapable de se réfugier dans un univers humain strictement utile, de symboles partagés et de conventions sociales acceptables. A la question de l’enquêteur : « Vous croyez donc savoir en quoi réside la folie ? » il répond un oui énergique et convaincu. A la question : « Et vous pourriez la maîtriser ? », il répond : « Non, je ne pourrais la maîtriser. Si l’on commence en ayant pour prémisses majeures la peur et la haine, on serait forcé de poursuivre jusqu’à la conclusion. »
Il est saisi d’une énorme gaité devant le spectacle d’une grosse automobile bleue pâle stationnée sur le trottoir. « Quelle suffisance, quelle absurde satisfaction de soi rayonnait de ces surfaces bombées. »
Mais les effets de la mescaline s’estompent peu à peu : « J’étais revenu à cet état rassurant mais profondément peu satisfaisant qui s’appelle « être en possession de tous ses esprits ».
Le livre se termine assez logiquement par un plaidoyer en faveur de l’esprit contemplatif : « En approchant de la fin de sa vie, saint Thomas d’Aquin a fait l’expérience de la « Contemplation infuse ». Par la suite, il refusa de se remettre au travail et de reprendre son livre inachevé. En comparaison de cela, tout ce qu’il avait lu, au sujet de quoi il avait raisonné, écrit, ne valait pas mieux que de la balle ou de la paille. »
HUXLEY prend la précaution d’indiquer que même si, en certain sens sa propre expérience avec la mescaline pourrait être qualifiée de « religieuse », elle ne saurait être considérée ni comme indispensable au salut ni comme l’équivalent de la « vision béatifique ». Il ne s’agit que d’une voie d’accès, parmi d’autres au « mystère insondable »
Cependant ajoute-t-il, « L’homme qui revient après avoir franchi « la Porte dans le Mur » ne sera jamais tout à fait l’homme qui y était entré. Il sera plus sage, mais moins prétentieusement sûr ; plus heureux, mais moins satisfait ; plus humble en reconnaissant son ignorance, et pourtant mieux équipé pour comprendre les rapports entre les mots et les choses, entre le raisonnement systématique et le Mystère insondable dont il essaye, à jamais et en vain, d’avoir la compréhension. »
Ainsi se referment les Portes de la Perception.
La mescaline est un alcaloïde tiré du peyotl, ce cactus bien connu de certaines tribus indiennes d’Amérique du Sud. Neurologues, biochimistes, pharmacologistes, physiologistes, médecins aliénistes et psychologues étudient depuis de longues années cette substance pour essayer de mieux comprendre son action sur le système nerveux central et pour soigner les malades atteints de schizophrénie.
Il va sans dire que les Indiens d’Amérique du Sud, tout autant que les shamans ignorent totalement ce que le monde moderne désigne sous le terme de « drogue ».
HUXLEY condamne la drogue comme étant l’un des plus grands maux du monde moderne - il inclut dans ce terme la consommation abusive d’alcool et de tabac, tout autant que de stupéfiants et de médicaments psychotropes - Il refuse tout ce qui vise à amoindrir la conscience, toute recherche d’évasion ou de plaisir interdit, toute forme d’autodestruction.
S’ils ingèrent le peyotl, les Indiens d’Amérique du Sud ne le font que dans des conditions bien particulières et toujours dans un contexte religieux, pour établir un contact avec le sacré, pour obtenir un surcroît et non un amoindrissement de conscience.
Revenons au récit de HUXLEY : « J‘étais sur place et disposé - voire empressé - à servir de cobaye. C‘est ainsi qu‘il se fit que par une brillante matinée de mai, j’avalai quatre décigrammes de mescaline dissoute dans un demi-verre d’eau, et m’assis dans l’attente des résultats… »
Lecteur de William BLAKE, HUXLEY se souvient de cette remarque du poète et illustrateur anglais, qui fut aussi un grand « aventurier de l’imaginaire » : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie »
« D’après ce que j’avais lu, j’étais convaincu d’avance que la mescaline me donnerait accès, au moins pour quelques heures, au genre de monde intérieur décrit par BLAKE. Mais ce à quoi je m’étais attendu ne se produisit pas. »
A quoi s’attendait donc Aldous Huxley ? A des visions colorées de paysages extraordinaires semblables à ceux que décrivit ou peignit William BLAKE, mais c’est d’une façon tout à fait différente, inattendue, plus discrète, mais non moins intense que la substance va agir sur lui .
Trois fleurs dans un vase : une rose, un œillet, un iris… « Au déjeuner, ce matin-là, j’avais été frappé de la dissonance vive de leurs couleurs. Mais la question n’était plus là. Je ne regardais plus, à présent, une disposition insolite de fleurs. Je voyais ce qu’Adam avait vu le matin de sa création - le miracle, d’instant en instant, de l’existence dans sa nudité. »
Comme l’enquêteur lui demande s’il ressent quelque chose d’agréable (l‘écrivain a pu par la suite avoir accès à l‘enregistrement des conversations), HUXLEY répond : « ni agréable, ni désagréable. Cela est, sans plus. »
Peut-on rendre compte avec des mots d’une expérience à la limite de l’indicible ? La notion « d’Istigkeit » dont maître ECKART aimait à se servir pour définir l’Etre lui vient à l‘esprit, ainsi que les mots « vision de béatitude », « grâce et transfiguration »…
« Pour la première fois je comprenais, non pas au niveau verbal, non pas par des indications rudimentaires ou à distance, mais d ‘une façon précise et complète, à quoi se rapportaient ces syllabes prodigieuses : « Sat Chit Ananda, la Félicité de l’Avoir-Conscience » Il comprend aussi le dialogue entre l’apprenti et le maître zen :
« - Qu’est-ce que le Corps-Dharma du Bouddha ?
- La haie au fond du jardin !
- et l’homme qui se rend compte de cette vérité ?
- Un lion aux cheveux d’or ! »
Le pied d’un humble fauteuil en bambou, le pli de son pantalon de flanelle grise, la couverture d’un livre, une touffe de tritomes en pleine floraison, des frondaisons de lierre, des cheminées en brique et des toits de tuiles vertes qui étincellent au soleil… se transforment en miracle. HUXLEY va jusqu’à parler de « vision sacramentelle de la beauté ». S’il dépend de sa distance par rapport à l’observateur (plus l’objet est proche et plus le phénomène est intense), la « transfiguration » de l’objet ne semble pas liée à sa valeur intrinsèque. Le moine bouddhiste avait raison : la haie au fond du jardin est « Le corps-Dharma du Bouddha » !
L’expérience se poursuit. L’enquêteur lui demande ce qu’il en est de l’espace et du temps. « Mon expérience effective avait été et est encore, celle d’une durée infinie, ou bien celle d’un perpétuel présent constitué par une révélation unique et continuellement changeante. » « en ce qui concerne l’espace, l’esprit se préoccupait essentiellement, non pas de mesures et de situations, mais d’être et de signification. »
Désireux de fixer un cadre philosophique à cette expérience, HUXLEY se tourne vers la théorie développée par BERGSON dans Matière et Mémoire : selon BERGSON, chaque individu est potentiellement capable, à tout instant, de se souvenir de tout ce qui lui est arrivé et de tout ce qui se produit dans l’univers. Afin de rendre possible la survie biologique, il faut que l’Esprit en général soit creusé d’une sorte de « tuyauterie » passant par la valve de réduction constituée par le cerveau et le système nerveux. Ce que, dans le langage religieux, on appelle « l’ici-bas », c’est l’univers du conscient réduit, exprimé et en quelque sorte pétrifié par le langage. Certaines personnes peuvent soit naturellement, soit par des moyens divers, percevoir, non pas « tout ce qui se passe dans l’univers », mais quelque chose de plus, quelque chose d’autre que les matériaux utilitaires soigneusement choisis que notre esprit individuel rétréci considère comme une image sinon complète, du moins suffisante de la réalité.
HUXLEY avance par ailleurs une explication d’ordre biochimique. Les recherches effectuées sur la mescaline ont montré que ce produit inhibait la production des enzymes qui règlent l’arrivée du glucose dans les cellules nerveuses, en d’autres termes, la mescaline réduit la ration normale de sucre pour le cerveau. Lorsque le cerveau manque de sucre, le moi sous-alimenté s’affaiblit en même temps que la volonté d’adaptation strictement pratique et utilitaire.
HUXLEY insiste sur un point particulièrement significatif : le rehaussement énorme, sous l’effet de la mescaline de la perception des couleurs. Il remarque à ce propos que la perception des couleurs dont beaucoup d’espèces animales sont dépourvues n’est pas, comme le montre l’exemple des abeilles, indispensable à l’adaptation ; c’est un « luxe biologique ». Cette perception est plus développée dans l’espèce humaine et davantage chez certains individus (les mystiques, les médiums…) que chez d’autres.
HUXLEY montre que de grands peintres comme Van Gogh ou Botticelli ont fait, chacun à leur manière, l’expérience des « choses en soi » et ont tenté de la restituer sur leur toile. Cette incursion dans le domaine de l’art nous vaut une longue méditation sur la représentation des vêtements dans l’art pictural et en particulier sur la notion de « drapé », « hiéroglyphes vivants qui représentent le mystère insondable de l’Etre pur » . Ce que le reste d’entre nous ne voit que sous l’influence de la mescaline, l’artiste, affirme Aldous HUXLEY est équipé congénitalement pour le voir tout le temps.
A ce stade de sa réflexion, un doute s’insinue dans l’esprit de l’écrivain : ce monde de félicité et de contemplation parfaite ne risque-t-il pas de nous éloigner de l’action et de la relation avec autrui ? Au terme d’une méditation sur les figures apparemment antagonistes, mais finalement complémentaires de Marthe et de Marie, HUXLEY en vient à affirmer que le vrai contemplatif s’abstient de faire le mal, ce qui n’est pas rien, fait communiquer le monde visible et le monde invisible (ou plutôt rend visible l’invisible à travers le visible) et enfin agit, quand il agit, en esprit et en vérité. Dans le bouddhisme, « l’arhat » a tendance à se détacher de toute action concrète pour se plonger dans un nirvana transcendantal, mais le vrai sage, le « Bodhisattva », animé d’une compassion sans bornes, agit et délivre, car pour lui la réalité ultime et le monde des contingences ne font qu’un.
Après cette incursion dans le domaine de la religion et de la mystique, Aldous HUXLEY se tourne vers l’observation de « ce qui se passe dans sa tête. Il ne découvre pas son monde intérieur comme infini et sacré comme le fut pour lui le monde extérieur. « C’est comme si l’on était dans l’entrepôt d’un bateau de quatre sous. »
HUXLEY est ensuite confronté à l’univers des sons, puis des saveurs, mais il n’éprouve rien de comparable à ses révélations visuelles de fleurs et de tissu.
Plus passionnant est le passage du livre dans lequel l’auteur examine le problème de la folie à la lumière de son expérience avec la mescaline. Il compare le schizophrène à un homme sous l’influence permanente de la mescaline, incapable de se réfugier dans un univers humain strictement utile, de symboles partagés et de conventions sociales acceptables. A la question de l’enquêteur : « Vous croyez donc savoir en quoi réside la folie ? » il répond un oui énergique et convaincu. A la question : « Et vous pourriez la maîtriser ? », il répond : « Non, je ne pourrais la maîtriser. Si l’on commence en ayant pour prémisses majeures la peur et la haine, on serait forcé de poursuivre jusqu’à la conclusion. »
Il est saisi d’une énorme gaité devant le spectacle d’une grosse automobile bleue pâle stationnée sur le trottoir. « Quelle suffisance, quelle absurde satisfaction de soi rayonnait de ces surfaces bombées. »
Mais les effets de la mescaline s’estompent peu à peu : « J’étais revenu à cet état rassurant mais profondément peu satisfaisant qui s’appelle « être en possession de tous ses esprits ».
Le livre se termine assez logiquement par un plaidoyer en faveur de l’esprit contemplatif : « En approchant de la fin de sa vie, saint Thomas d’Aquin a fait l’expérience de la « Contemplation infuse ». Par la suite, il refusa de se remettre au travail et de reprendre son livre inachevé. En comparaison de cela, tout ce qu’il avait lu, au sujet de quoi il avait raisonné, écrit, ne valait pas mieux que de la balle ou de la paille. »
HUXLEY prend la précaution d’indiquer que même si, en certain sens sa propre expérience avec la mescaline pourrait être qualifiée de « religieuse », elle ne saurait être considérée ni comme indispensable au salut ni comme l’équivalent de la « vision béatifique ». Il ne s’agit que d’une voie d’accès, parmi d’autres au « mystère insondable »
Cependant ajoute-t-il, « L’homme qui revient après avoir franchi « la Porte dans le Mur » ne sera jamais tout à fait l’homme qui y était entré. Il sera plus sage, mais moins prétentieusement sûr ; plus heureux, mais moins satisfait ; plus humble en reconnaissant son ignorance, et pourtant mieux équipé pour comprendre les rapports entre les mots et les choses, entre le raisonnement systématique et le Mystère insondable dont il essaye, à jamais et en vain, d’avoir la compréhension. »
Ainsi se referment les Portes de la Perception.