L'huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)
Introduction :
Francis Ponge est un poète français né à Montpellier le 27 mars 1899 et mort au Bar-Sur-Loup, Alpes Maritimes, le 6 août 1988.
Dans Le Parti pris des choses, recueil de poèmes en prose paru en 1942, Ponge décrit des éléments du quotidien, délibérément choisis pour leur apparente banalité. L'objectif de ce recueil est de rendre compte des objets de la manière la plus précise possible en exprimant les qualités physiques et linguistiques du mot. Plus simplement, il veut rendre compte de la beauté des objets du quotidien : la bougie, le pain, le cageot, la cigarette...
Le "proême" intitulé "L'huître" cherche à saisir le plus fidèlement possible "l'essence" de "l'objet" du même nom.
Comment Francis Ponge parvient-il à faire ressortit l'étrangeté poétique de ce "monde" à part entière qu'est l'huître ?
Nous étudierons dans une première partie l'évocation de l'huître, puis dans une deuxième partie la dimension allégorique du "proême".
I. L'évocation de l'huître
L'huître a la particularité d'être à la fois un objet (la coquille) et un être vivant. Francis Ponge se propose d'évoquer (plutôt que de décrire) le plus fidèlement possible cet objet finalement assez étrange.
La présentation typographique du "proême" l'apparente à un calligramme : les trois paragraphes imitent les deux parties de l'huître, plus la perle ; leur caractère "compact" (ils ne sont pas séparés par des blancs) imite l'aspect "hermétique" de l'huître.
Le poème comporte trois parties : L'aspect extérieur de l'huître ; L'ouverture de l'huître ; L'intérieur de l'huître. Il sollicite tous les sens : la vue : "L'huître (...) est d'une apparence rugueuse" ; le toucher : "il faut alors la tenir au creux d'un torchon..." - "les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles..." ; l'ouïe : "Les coups qu'on lui porte" ; l'odorat : "un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur..." ; le goût : "à boire et à manger".
"c'est un monde", "on peut", "il faut", "se servir", les doigts s'y coupent", "s'y cassent les ongles", "c'est un travail grossier", "les coups qu'on lui porte", "l'on trouve tout un monde", "d'où l'on trouve aussitôt à s'orner" par l'emploi de ces tournures impersonnelles. Francis Ponge se place du point du vue du lecteur et refuse l'implication lyrique du "moi".
1. L'aspect extérieur de l'huître
Pour évoquer l'huître, Francis Ponge a recours à une analogie entre l'huître et le galet. Il insiste sur sa taille : "L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, sur son aspect : "d'une apparence plus rugueuse", et sur sa couleur : "d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre".
L'auteur est présent dans le texte à travers des modalisateurs dépréciatifs : "rugueuse", "moins unie", blanchâtre", "opiniâtrement clos", des homotéleutes péjoratifs : "blanchâtre", "verdâtre", "noirâtre" qui jouent le rôle de rimes et un oxymore ambivalent : 'brillamment blanchâtre".
Francis Ponge ne cherche pas à embellir l'huître, mais à la décrire au plus proche de ce qu'elle est.
2. L'ouverture de l'huître
Pour révéler la vérité intime de l'huître, il faut ouvrir la coquille. On passe ainsi du monde minéral inanimé (galet, coquille) au monde vivant. C'est l'homme qui accomplit ce passage d'un monde à l'autre, mais non sans une certaine violence : "couteau", "s'y reprendre à plusieurs fois", "les doigts s'y coupent", "s'y cassent les ongles", "travail grossier", "les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs".
Les allitérations : "clos"/"creux"/"couteau"/"coupent"/"cassent" soulignent cette violence
3. L'intérieur de l'huître
Pour évoquer l'intérieur de l'huître, l'auteur utilise une expression familière : "à boire et à manger" qui signifie au sens propre : l'eau de mer dans laquelle nage l'huître et l'animal (comestible) lui-même que l'on peut "gober".
La partie creuse de la coquille, contenant l'animal et l'eau de mer est comparée à une "mare". Ponge insiste sur sa forme : "sachet", sur sa couleur : "verdâtre", sur sa consistance à la fois visuelle et gustative ("visqueux"), ainsi que sur ses mouvements et son odeur : "qui flue et reflue. Jouant sur le sens des verbes "fluer" et "refluer, le flux et le reflux de la mer, l'odeur et le mouvement de la marée, l'auteur associe deux sens différents, la vue et l'odorat : "un sachet visqueux et verdâtre qui flue et reflue à l'odeur et à la vue..."
La "rage de l'expression" le pousse à détailler encore davantage : "frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords".
II. Le travail sur le langage et la dimension allégorique du "proême"
L'adverbe "opiniâtrement" personnifie l'huître. L'auteur prête à l'huître un caractère humain, en l'occurrence un défaut : l'opiniâtreté.
Le poème alterne les niveaux de langue : familier : "à boire et à manger", courant : "galet", "torchon", "couteau", "mare", soutenu : "apparence", brillamment", "opiniâtrement", halos", "firmament", s'affaisser", cieux", frangé", formule", "perler" "s'orner".
Le recours à un vocabulaire soutenu révèle la dimension allégorique du poème. Le mot "firmament" (du latin "firmen" : ferme, stable, solide) désigne la sphère des étoiles fixes dans la cosmologie de Ptolémée. D'où la remarque : "à proprement parler".
L'accent circonflexe (ou, comme disent avec justesse les enfants, "l'accent chapeau") sur le "i" du mot titre (huître) est comme le calligramme de ce "firmament" en réduction.
L'huître apparaît comme une victime de l'homme qui cherche à s'emparer d'une intimité qu'elle défend "opiniâtrement". Le mot "halos" fait penser à l'auréole des martyres.
La comparaison entre l'huître et le galet : "l'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie..." introduit une antithèse entre l'extérieur de l'huître, monde clos et l'Intérieur de l'huître, monde ouvert. La face supérieure interne de la coquille est comparée au "firmament", aux cieux et l'animal lui-même à un sachet flottant dans la mer. Francis Ponge se réfère ici à la notion de "macrocosme" (grand monde, univers) et de "microcosme" (petit monde). Pour les penseurs de la Renaissance, "ce qui est en bas est comme ce qui est en haut" ; le corps humain, par exemple, est une "image" (microcosme) de l'univers (macrocosme).
La dimension allégorique du poème se révèle dans le recours à un niveau de langue soutenu, mais aussi à des figures telles que :
la personnification : "opiniâtrement clos" - on dit de quelqu'un de taciturne qu'il est "fermé comme une huître"
la métaphore : "leur gosier de nacre" personnifie l'huître, le "gosier" étant l'organe de la parole ; la métonymie : "mare" pour "mer" renvoie à l'analogie entre le "macrocosme" et le "microcosme" déjà présente dans le mot "firmament"
l'oxymore : "brillamment blanchâtre", "dentelle noirâtre" (la dentelle est censée être blanche) connotent le caractère ambigu de l'objet - "dentelle noirâtre" renforçant la personnification de l'huître et l'idée "d'intimité" : "dentelle" connote la féminité et l'intimité (les sous-vêtements féminins) -
la polysémie : l'auteur joue sur le double sens du mot "monde" et de l'expression "à boire et à manger" ;
l'antithèse : "galet/rugueux", "clos/ouvrir", "brillamment blanchâtre/dentelle noirâtre - "firmament/mare", "cieux d'en-dessus/cieux d'en dessous".
Le jeu de mots : "parle"/perle
Tous ces éléments incitent à une lecture allégorique du poème : l'huître est une image du monde, un monde en miniature avec son "firmament" et sa "mer".
L'huître qui est à la fois le titre et le sujet du poème, est également une allégorie, une mise en abyme, de la création poétique.
La dernière phrase est particulièrement révélatrice à cet égard. le mot "formule" signifie petite forme (formula), mais "formule" signifie aussi parole (formule magique, formule algébrique, formule chimique) ; le gosier est la partie inférieure de la gorge d'où sort la parole. La perle "très rare", ronde, lumineuse, parfaite est le poème lui-même.
Conclusion :
Francis Ponge cherche à faire ressortir dans ce "proême" l'étrange beauté de ce monde en soi qu'est une huître.
Vue de l'extérieur, l'huître ressemble à un galet "opiniâtrement clos". Pour voir l'animal vivant, il faut ouvrir la coquille. L'intérieur de l'huître est un monde en soi, avec une mer et un "firmament".
Les figures de style invitent à une lecture allégorique du "proême" : microcosme, image du monde, "petit monde" à elle seule, l'huître est une image de la création poétique et la "perle rare" le poème lui-même.
La poésie nourrit l'esprit : "il y a à boire et à manger", mais le poème est aussi "hermétique" que l'huître est difficile à ouvrir. La poésie est un travail sur le langage et nécessite un effort "herméneutique" qui ne consiste pas à s'acharner violemment sur le poème (ou le monde) pour le comprendre de force, mais à le laisser nous parler.
Francis Ponge nous invite donc à regarder le monde en artistes et en poètes, à employer les mots adéquats, à entretenir un rapport juste avec le langage et avec le monde en les servant plutôt qu'en les asservissant. Le poème est une "transfiguration" du monde. "Transfigurer" (le contraire de "défigurer") ne veut pas dire "transformer", embellir, mais révéler, dévoiler dans et par le langage et c'est bien dans et par la parole poétique et non par le "travail grossier d'un couteau ébréché et peu franc" que Ponge nous a ouvert cette huître, désormais éternellement vivante dans le poème, car "les poètes, seuls, fondent ce qui demeure." (Hölderlin)
"C'est ainsi que je vois le monde, pourrait nous dire Francis Ponge, c'est ainsi qu'il est vraiment et c'est ainsi que vous le verriez si vous preniez la peine de regarder le monde avec les yeux du coeur, de l'habiter en poètes (Hölderlin, toujours) et non en consommateurs, en gobeurs et en blasés."