Alexandre Vialatte, Mon Kafka, préface de François Taillandier, avant-propos de François Béal et Pierre Vialatte, 10/18 - Kafka ou l'Innocence diabolique, Société d'édition Les Belles Lettres, 1998. Supplément : Chroniques extraites des recueils Dernières Nouvelles de l'Homme et La Porte de Bath-Rabbim, Juliard.
"On songe à Proust, à Pascal et à Joyce ; on pense aussi très souvent à Charlot. entre tous ces esprits un lien commun : l'humain. C'est l'homme qui bout dans la marmite de Kafka. Il y mijote minutieusement dans le bouillon ténébreux de l'angoisse, mais l'humour fait sauter le couvercle en sifflant et trace dans l'air, en lettres bleues, des formules cabalistiques." (Alexandre Vialatte, "Prière d'insérer pour le Procès", 1933)
Alexandre Vialatte est né en 1901 en Haute-Vienne. Après des études d'allemand, il part au début de 1922, grâce à Jean Paullhan, en Allemagne, où il reste six ans. Il publie ses premières traductions dans La Revue rhénane, d'abord de Kafka - dont il est le véritable introducteur en France - puis de Goethe, Nietzsche et Thomas Mann. de 1934 à 1937, il poursuit sa double activité de traducteur et de journaliste à Paris, qu'il quitte pour aller enseigner à Alexandrie d'où il revient peu avant la guerre. Durant l'Occupation, il travaille à plusieurs romans, qui ne paraîtront que longtemps après sa mort : La Dame du job, La Maison du joueur de flûte. En 1950, il obtient en Suisse le prix Charles Veillon pour son ouvrage Les Fruits du Congo. Jusqu'à sa mort survenue en 1971 à Paris, Vialatte, sans renoncer à ses projets, privilégie le journalisme et s'y épanouit. Ses chroniques ont été rassemblées en différents volumes, parmi lesquels Dernières Nouvelles de l'Homme, La Porte de Bath-Rabbim. Et c'est ainsi qu'Allah est grand, L'éléphant est irréfutable ou encore Eloge du homard et autres insectes.
"A sa mort, en 1971, Alexandre Vialatte laissa quantité de papiers (articles publiés, manuscrits), d'où furent extraits plusieurs inédits, notamment deux romans inachevés publiés aux Belles Lettres : Salomé et Camille et les grands hommes. La poursuite des recherches a permis de rassembler les présents écrits sur Kafka. Vialatte est le premier écrivain français qui a découvert l'oeuvre de Kafka. Alors qu'il vivait en Allemagne, dans les années 20, il commence les premières traductions qui seront publiées grâce à Jean Paulhan (d'abord édité : Le Procès, 1933). Kafka ne cessera d'occuper la vie de Vialatte, qui écrivait à André Gide en 1931 : "Si je prononce le nom de Kafka, on se demandera de qui je veux parler. Si j'ajoute qu'il est autrichien, et juif, et tchèque maintenant, on se méfiera de ce métèque, mais si j'ajoute qu'il est peut-être le plus grand écrivain du siècle, on me prenda pour un loufoque inoffensif."
Deux réflexions, inspirées de Vialatte, ont guidé nos choix. D'une part, les interrogations de Vialatte lui-même : "Qui fut exactement Kafka ? J'ai toujours cherché à ne pas le connaître, à me le rendre à moi-même mystérieux. Pourquoi parler de lui ? Pourquoi lui enlever le prestige de n'être connu que comme l'auteur d'une oeuvre unique, étrange et géniale."
Ces écrits, nous les avons rangés selon un ordre simple. D'abord, ceux qui portent sur Kafka en général, ensuite, ceux qui concernent des livres de Kafka en particulier, à l'exception de "Le Château", que nous avons placé immédiatement après "Rencontre avec Kafka". En effet, il s'agit du premier article de Vialatte sur Kafka, extrait de la Revue rhénane, et très probablement du premier article écrit par un écrivain français sur cet auteur. Vialatte y énonce pour la première fois des idées qu'il ne cessera de développer par la suite. Voilà pourquoi composé de textes écrits à des périodes différentes, et pour la plupart non publiés, "Kafka ou l'Innocence diabolique", comporte des redites. Sans compter que l'oeuvre de Kafka, tout entière centrée sur l'angoisse métaphysique de l'homme, conduit inévitablement, lorsqu'on la commente, à remuer des thèmes très voisins.
Il semble utile de préciser, puisqu'il en est parfois question, que Le Procès, adapté par André Gide d'après la traduction de Vialatte, fut jouée en 1947 au théâtre Marigny par Jean-Louis Barrault. Le chapitre "Les petits nègres de Kafka", qui porte sur les illustrateurs de l'oeuvre de Kafka, fut écrit à l'occasion de cette représentation. Enfin, les titres des chapitres, ainsi que le sous-titre de l'ouvrage, "L'innocence diabolique", sont d'Alexandre Vialatte lui-même."
Le lecteur doit savoir que Vialatte écrivit par ailleurs sept chroniques sur Kafka qu'on trouvera dans les recueils Dernières Nouvelles de l'Homme ("Le Procès de Kafka", "Le joyeux Kafka", "Le paradis de Kafka ou la Morale du crémier") et La Porte de Bath-Rabbim ("Témoignage avant Le Procès", "Comment faut-il illustrer Kafka ?", "C'est kafkaïen !", "Kafka est-il le George Ohnet des cérébraux ?")
"Ils savent que l'abîme est sous eux et pourtant ils s'engagent sur la corde." Est-ce du Kafka ou du Pascal ? demande Vialatte. C'est du Kafka. C'est dire combien "ce qui fait l'envergure de Kafka est profondément pascalien". Le Juif, plus artiste, l'Auvergnat, plus apôtre, se retrouvent souvent, dans le même souci, le même vertige de la condition humaine. Ils poussent un même cri qui pourrait être : "Occupe-toi de ton procès." Ils éprouvent le même frisson et la réponse qui leur est faite génère une profonde angoisse : "Vous êtes innocents, mais qu'on ne vous y reprenne pas." Or l'angoisse de Kafka, si fortement montré par Vialatte, devient une souffrance lorsque apparaît le "diabolisme de l'innocence". En somme, Kafka est pascalien parce qu'il se tue à "chercher au fond de son encrier le mystère des fins dernières", ou le mystère de l'homme qui s'acharne "sur la serrure d'un coffre-fort plein de ciel." (François Béal, Pierre Vialatte)