Emmanuel Mounier est un philosophe français né à Grenoble le 1er mai 1905, mort à Châtenay-Malabry le 22 mars 1950. Il est le fondateur de la revue Esprit et est à l'origine du courant personnaliste. Au début des années 1930, cet engagement de Mounier et de la revue Esprit pour faire face à la « crise de l'homme au XXe siècle », prend place – à côté de celui du mouvement l'Ordre Nouveau (Robert Aron, Alexandre Marc, Denis de Rougemont) – dans le courant de réflexion et de recherches d'orientation personnaliste regroupant ceux que l'historiographie désigne aujourd'hui sous l'expression de non-conformistes des années 30. Jusqu'à la guerre, Mounier s'attache à approfondir les orientations de la révolution « personnaliste et communautaire » qu'il souhaite voir se réaliser pour remédier au « désordre établi », sans tomber dans les impasses des solutions totalitaires du fascisme ou du communisme. Intéressé par certaines des premières orientations du régime de Vichy (politique de la jeunesse), il fait reparaitre Esprit, mais s'en détourne à partir de 1941 et prend contact avec le mouvement de Résistance Combat, tandis que la revue est interdite en août 1941. Arrêté, il est libéré après une éprouvante grève de la faim et se réfugie dans la Drôme où se poursuit son activité intellectuelle. Après la guerre, il multiplie les voyages et les contacts. Il participe à la réconciliation franco-allemande, le vrai point de départ de la re-création de l’Europe. En 1948, il crée le Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle. Le personnalisme, nommé aussi personnalisme communautaire, de Mounier n’est ni un système ni une doctrine. C’est une « matrice philosophique », suggère Jean-Marie Domenach, ancien directeur d’Esprit (décédé en 1997). Emmanuel Mounier meurt le 22 mars 1950 d’une crise cardiaque, à 44 ans. (source : babelio)
Dans Le Personnalisme (Chronique sociale, collection "Synthèse", 1981), Jean Lacroix explique que le personnalisme s'est fondé sur la notion de personne, mais d'abord sans en tirer une philosophie qui systématiserait des catégories. Il rappelle que le mot "personne" vient du mot latin persona, déjà utilisé avant Jésus-Christ. Cicéron employait ce terme dans quatre sens, assez différents :
1. Persona, c'est d'abord dans l'expression cicéronienne, souvent utilisée, le masque de l'acteur théâtral.
2. Persona, ce fut ensuite non plus l'acteur, mais le rôle qu'il joue : l'acteur masqué qui se révèle à travers son jeu.
3. Les deux sens finissent par s'unir et la personne ne fut plus son apparence fallacieuse, mais l'acteur lui-même : on découvre, en quelque sorte, on sent et on perçoit la "personne" qui joue.
4. Enfin, "persona" devient le caractère social, la dignité ou la distinction que possède un individu. cette dernière et importante signification se trouve déjà chez Cicéron, civitatem personam gerere, la personne qui représente la Cité, qui la dirige.
Ce caractère social, poursuit Jean Lacroix, se retrouvera de plus en plus dans la langue du Droit : la personne alors c'est l'homme libre. Cette conception est capitale, selon Jean Lacroix : la liberté deviendra de plus en plus le fondement profond qui subsistera dans le développement de la notion de personne. Kant lui donnera son sens définitif et fondamental, qui pourra d'ailleurs se retrouver dans des positions diverses tout en sauvegardant l'essentiel : chaque chose de la création, exceptée une seule, est soumise au pouvoir de l'homme et peut servir à l'homme de moyen en vue d'une fin, mais l'homme lui-même, en tant que créature raisonnable, est fin en lui-même. ll est soumis à la Loi morale et il est sacré, grâce à l'autonomie de sa liberté individuelle... "La personnalité manifeste, à nos yeux de chair, la sublimité de notre nature", dit Kant.
Jean Lacroix, Le personnalisme, sources - fondements - actualité, Chronique sociale, collection "Synthèse", 1981
Cet ouvrage comporte trois parties : la première approfondit la notion de personne, la seconde présente quelques précurseurs du personnalisme : Rousseau, Marx, Kant, Proudhon, ainsi que leurs héritiers : Labertonnière, Nédoncelle, Landsberg, Mounier, Rosmini, Xirau et Rogers. La troisième examine ce que doit être le personnalisme dans la société actuelle afin de construire une société plus juste et plus fraternelle.
L'auteur : Né à Lyon le 23 décemmbre 1900, licencié en Droit et économie politique, licencié ès-Lettres, agrégé de philosophie, membre de l'académie des sciences morales et politiques, Jean Lacroix a participé avec Emmanuel Mounier à la fondation de la revue Esprit.
La notion de "personne" chez Emmanuel Mounier (d'après Jean Lacroix)
Définition du personnalisme
Selon le vocabulaire philosophique de Lalande, le personnalisme est une doctrine morale et sociale fondée sur la valeur absolue de la personne, exposée dans le Manifeste au service du personnalisme (1936) et développée dans la revue Esprit. Le personnalisme, ajoute Mounier, se distingue vigoureusement de l'individualisme et souligne l'insertion collective et cosmique de la personne.
Selon Mounier et ses amis de la revue Esprit, les notions d'individu et de personne sont radicalement distinctes, parfois opposées. L'individu est un être de raison, une abstraction, l'homme de la Déclaration des Droits, tandis que la personne est une réalité concrète, charnelle et spirituelle, membre d'un organisme : famille, corporation, etc.
La personne n'est jamais un moyen, c'est une fin
L'intuition centrale du personnalisme, est celle de la valeur incomparable de la personne, qui ne doit jamais être traitée comme une chose, c'est-à-dire comme un moyen, mais toujours comme une fin, suivant la formule de Kant.
Mounier distingue entre les notions de prix, de valeur et de dignité.
Les biens économiques qui satisfont notre vie sensible, ont un prix mais au sens strict, ils n'ont pas de valeur.
Les biens spirituels qui satisfont la raison et son au-delà ont une valeur, mais n'ont pas de prix.
On peut donc appeler "chose" ce qui n'a pas de valeur, mais seulement un prix et "personne" ce qui n'a pas de prix, mais une dignité ou valeur.
Les choses sont du domaine de l'utile, elles n'ont pas de but en elles-mêmes, elles servent d'instruments en vue de quelque chose et ceci indéfiniment, jusqu'à ce que l'on arrive à la personne qui utilise les choses.
La personne est ouverte par le bas et par le haut. Elle se fait en assimilant les données infra-conscientes et en se dépassant vers une supra-conscience.
Il y a des conditions cosmiques de la personnalité. la personne n'est pas seulement spirituelle, elle est charnelle, elle s'enracine dans le monde vivant par le corps qui est ma "présence au monde" ; il n'est de personnalité humaine qu'incarnée.
Mounier met en exergue des valeurs essentielles :
- Le "ravitaillement" : la personne ne se constitue que par une perpétuelle communion avec le monde.
- La sensation : elle nous ouvre à l'univers.
- Le sentiment : elle nous ouvre aux autres
- L'acosmicité : la personne est "acosmique" : le monde la "comprend" (l'englobe), mais elle "comprend" à son tour (par l'entendement, par l'esprit) le monde. "Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit ; par la pensée, je le comprends" (Blaise PASCAL, Les Pensées, I, 6 bis.).
- L'aspiration et le dépassement : s'Il y a dans l'homme une valeur transcendante au monde. Si la personne est non-objectivable et non inventoriable, c'est qu'il y a en elle plus que le donné et qu'elle est un effort de dépassement, quête continuelle d'émergence, désir d'infinitude. "Le sentir sous la forme du sentiment tend sans cesse à témoigner que je suis plus que moi-même ; la pudeur et la honte disent que je suis plus que mon corps ; la timidité que je suis plus que mes gestes et mes mots ; l'ironie et l'humour que je suis plus que mes idées ; la générosité que je suis au-delà de mes possessions".
- Le dialogue : la personne, ouverture sur le monde, sur autrui et sur Dieu, peut se définir comme dialogue.
- L'engagement : le personnalisme est une philosophie engagée. L'homme ne peut sortir de lui-même. Il est situé. Mounier explique, dans son Traité du caractère que l'existence personnelle se partage entre un double mouvement d'intériorisation et d'extériorisation, tous deux essentiels. La personne est un dedans qui a besoin d'un dehors.
- La référence à la transcendance : c'est la relation à l'Absolu qui, à l'intérieur de tout engagement, préserve la personne en situation de dialogue.
- La vocation : la notion la plus proche de la notion de "personne" est la notion de "vocation". Une vie humaine qui est "vouée" rend perpétuellement témoignage de la Présence qui l'habite. Le philosophe américain Royce définit la personne par la loyauté, c'est-à-dire par la fidélité à une cause. La fidélité implique sans cesse un double mouvement de transcendance et d'incarnation.
La co-existence
Toute existence est "co-existence". Exister signifie sortir de soi (ex-sistere) pour se tenir "auprès" d'autrui et des choses. Aussi la personne est-elle ce qui fait toujours sentir sa présence à l'instant : elle ne s'évade jamais, elle est affrontement.
La personne vit dans le présent, en tant que le présent est la présence de l'éternité dans le temps.
La personne est "présence d'esprit" : présence de l'esprit à soi-même (l'attention et la réflexion), présence de l'esprit au monde (le dialogue, la poésie), présence de l'esprit aux autres (l'amitié, l'amour), présence de l'esprit à Dieu (la contemplation et la prière).
La révolution nécessaire
Mounier préconise une double révolution :
- Une révolution personnelle qui doit s'opérer sans cesse, jusqu'à la mort
- une révolution politico-sociale : quand la société détruit les personnes, il faut transformer la société.
Le capitalisme serait encore pire s'il atteignait totalement son désir de satisfaire tous les besoins. Le pire défaut de notre société (dite "de consommation") est de réduire l'existence à la vie matérielle.
Construire une société créatrice
La critique de la société de consommation repose sur une distinction entre les désirs et les besoins. Un besoin peut être comblé, mais le désir est ce que le désirable ne comble pas, mais creuse au contraire, le nourrissant de nouvelles faims. C'est la raison pour laquelle il faut récuser la notion de "bonheur", puisque le bonheur désigne un état définitif et parfait qui détruirait tout désir. Sur le plan religieux, la notion de "bonheur céleste" est une mauvaise expression. Sur le plan politique, la notion de bonheur est dangereuse. Un parti politique qui promettrait le bonheur aux hommes serait virtuellement totalitaire.
Les choix politiques essentiels
De là se découvrent les trois idées politiques essentielles :
- des institutions communautaires ;
- une économie au service de l'homme ;
- la constitution d'une communauté personnaliste répondant aux exigences du bien commun universel.
Ecrire l'Histoire
L'homme est un être historique. Les hommes veulent écrire l'Histoire et la politique est précisément cette écriture. Inscrit dans la durée, le développement humain suppose le développement historique pour changer l'Histoire. Ce projet a été longtemps celui de chaque nation. Chacune s'efforçant de concurrencer, voire de coloniser les autres. La guerre a été longtemps et demeure encore un moteur fondamental de l'Histoire. A tel point qu'on a parfois défini le politique comme "le sens de l'ennemi".
L'idée du rapport de la politique à la violence doit être modifiée et précisée, voire transformée. La politique doit tendre à l'achèvement de la société humaine et ne peut le faire que dans la paix. L'heure est venue de construire une "politique sans ennemis".
Les hommes, bien vite, sombrent dans l'égoïsme ; leur amour se transforme en amour-propre, le personnalisme dégénère plus ou moins en individualisme... Tout cela n'a jamais fait dévier Mounier de sa voie. Il l'a seulement mieux comprise et l'a résumée en des termes définitifs : "chercher l'aboutissement final grâce à un "optimisme tragique" qui pense et qui veut toujours le but, même si, à travers des difficultés sans cesse renaissantes, la vraie personne est effectivement dialogue du spirituel et du politique, c'est-à-dire aujourd'hui révolution personnelle et révolution politico-sociale."