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" Ce livre, dont le titre : Fleurs du Mal, - dit tout, est revêtu [...] d'une beauté sinistre et froide ; il a été fait avec fureur et patience. D'ailleurs, la preuve de sa valeur positive est dans tout le mal qu'on en dit. Le livre met les gens en fureur ", écrivait Baudelaire à sa mère, le 9 juillet 1857. La première édition des Fleurs du Mal venait d'être publiée ; le procès qui s'ensuivit allait donner raison au poète : six pièces furent condamnées au motif qu'elles " conduisaient nécessairement à l'excitation des sens "... En 1861 parut la seconde version des Fleurs du Mal, dont Baudelaire, peu avant sa mort. affirmait : " Faut-il vous dire [...] que dans ce livre atroce, j'ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? Il est vrai que j'écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c'est un livre d'art pur, de singerie, de jonglerie ; et je mentirai comme un arracheur de dents " (Lettre à Ancelle du 18 février 1866).

Unique recueil de poèmes en vers de Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal englobent la quasi-totalité de sa production poétique, de 1840 jusqu'à sa mort survenue fin août 1867.

Publié le 25 juin 1857, réédité dans des versions différentes en 1861, 1866 puis 1868, ce recueil est l’une des œuvres majeures de la poésie moderne. Ses quelque 150 pièces, empreintes d’une nouvelle esthétique où l'art poétique juxtapose une réalité souvent crue – voire triviale – à la beauté  la plus ineffable, exerceront une influence considérable sur des poètes ultérieurs aussi éminents que Paul Verlaine, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé.

Charles-Pierre Baudelaire est un poète français né à Paris le 9 avril 1821 et mort dans la même ville 31 août 1867 (à 46 ans). « Dante d'une époque déchue » selon le mot de Berbey d'Aurevilly nourri de romantisme tourné vers le classicisme, à la croisée entre le Parnasse et le symbolisme, chantre de la « modernité », il occupe une place considérable parmi les poètes français pour un recueil certes bref au regard de l'œuvre de son contemporain Victor Hugo (Baudelaire s'ouvrit à son éditeur de sa crainte que son volume ne ressemblât trop à une plaquette…), mais qu'il aura façonné sa vie durant : Les Fleurs du Mal.

Frontispice de la première édition des Fleurs du Mal, annotée par Baudelaire

La Cloche fêlée

II est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
II arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.

Charles Baudelaire

Introduction :

"La cloche fêlée" se situe dans la section "Spleen et Idéal" des Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Il est le 74 ème poème de l’œuvre et précède les quatre poèmes du "Spleen".

Le poème se présente sous la forme d'un sonnet en alexandrins. Le premier et le second quatrains sont en rimes croisées (abab), le premier et le second tercet, en rimes suivies (ccddee) Il épouse le mouvement intérieur d'une rêverie dont l'élément déclencheur est le "chant" des cloches en hiver.

L'âme du poète éprouve le contraste douloureux entre l'impression "religieuse" produite par le chant des cloches et son propre sentiment de faiblesse et d'impuissance.

Comment ce poème traduit-il la "double postulation" vers le ciel et vers l'enfer qui structure les Fleurs du Mal ?

Nous étudierons dans une première partie la rêverie du poète, puis l’impression "religieuse" produite par le chant des cloches et enfin le passage d’un sentiment d’enlisement et de faiblesse à une vision de cauchemar.

I. La rêverie du poète

La première strophe est rédigée au présent de vérité générale (présent gnomique) : "il est amer et doux…" Le poète évoque le sentiment mêlé ("amer et doux") que l'on peut éprouver à se remémorer le passé, assis près d’un bon feu de bois. 

Les verbes à infinitif : "écouter", "s'élever" – évoquent la réalisation imaginaire du désir.  Le poète se projette mentalement dans une situation rêvée, idéale. Les infinitifs soulignent la valeur intemporelle et durative du procès.

Le verbe "écouter" peut surprendre s’agissant de souvenirs. On "n’écoute pas" des souvenirs, on les évoque ou bien ils surgissent d’eux-mêmes. La mémoire est ici involontaire : les souvenirs sont déclenchés par "le bruit des carillons" auquel ils s’associent, c’est pourquoi le poète dit qu’il les "écoute".

Ils sont à la fois  "doux" et "amers" car ils se détachent des moments heureux qui ne reviendront plus ("lointains"). Noter le jeu sur les consonnes liquides : "Les souvenirs lointains lentement s'élever"  et l’allitération sur l'occlusive bilabiale : bruit/brume.

Cette première strophe est organisée autour de sensations auditives : "écouter", "le feu qui palpite et qui fume", "le bruit des carillons". Les cloches sont utilisées comme des instruments de musique, organisées en carillon : un ensemble d'au moins quatre cloches (quadrillon) couvrant tout ou partie de la gamme.

La première syllabe du mot "carillon" porte l’accent tonique du vers, tandis que l’allitération des plosives ("p") et des labiales ("f") ("qui palpite et qui fume") produit une "harmonie imitative" qui fait littéralement "entendre" les craquements du feu de bois qui chantille, personnifié dans le verbe "palpiter" qui l’assimile à un cœur humain.

Cette première strophe est construite par ailleurs sur une opposition entre l’intérieur et l’extérieur. L’intérieur : la maison où se tient le poète. La maison est un motif récurrent chez Baudelaire, associée aux thèmes de la chaleur, du confort, de la rêverie. L’extérieur : les nuits d’hiver, le bruit des carillons, la brume. Nous avons donc deux éléments "euphoriques" : le feu, les carillons et trois éléments dysphoriques : le froid, la nuit et la brume.

II. Le chant des cloches

La deuxième strophe nous transporte à l’extérieur de la maison dans une dimension verticale et  religieuse : le clocher d’une église. Le poète envie la cloche "au gosier vigoureux" qu’il qualifie de "bienheureuse". "Bienheureuse" est synonyme de "sainte", mais aussi l'antonyme de "malheureux" et de "maudit" (damné). Le poète maudit, fatigué et malade envie la cloche multiséculaire, mais toujours alerte et bien portante.

Les cloches rythment la vie quotidienne tant profane que sacrée : matines, angélus, messe, vêpres, mariage, baptême, enterrement… Comme le dit le poète, "elles jettent fidèlement leur cri religieux".

Le dernier vers "Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente" a été diversement interprété et parfois critiqué. On peut le comprendre de la manière suivante : le battant de la cloche est comparé à un soldat qui veille sous la tente. Le motif de la tente étant suggéré par la forme de la cloche. A l’époque de Baudelaire, les tentes militaires avaient la forme de cloches et on parle encore dans les pays anglo-saxons de "Belt Tent".

La musicalité du poème provient d'un jeu savant sur les assonances et les allitérations : assonance sur la voyelle "o" : cloche/gosier, assonance sur la voyelle "i" : Bienheureuse/gosier/vigoureux/qui/vieillesse - "cri religieux" (religieux = diérèse :  re-li-gi-eux), allitération sur l'occlusive dentale "t" : alerte/bien portante/jette, allitération sur la fricative labiodentale "v" : vieux/veille

III. Du spleen au cauchemar

La strophe est dominée par le champ lexical du "spleen" qui s’abat brusquement sur l’âme du poète : "fêlée", "ennuis", "froid", "nuits", "affaiblie". Le poète compare "l’âme vigoureuse, alerte, bien portante et fidèle" de la cloche à son âme à lui qu’il qualifie de "fêlée".

Au gosier vigoureux de la cloche s’oppose le manque d’inspiration, l’impuissance poétique, l’impossibilité d’écrire, à la vieillesse "alerte et bien portante" de la cloche s’oppose la fatigue et la maladie du poète, à la fidélité religieuse de la cloche s’oppose la conscience du péché.

Le mot "ennui" (lorsqu’en ses ennuis) renvoie aux multiples difficultés que connut Baudelaire : conflits familiaux, difficultés financières, démêlés judiciaires avec la publication des Fleurs du Mal, mais aussi la maladie "métaphysique" dont il souffrit toute sa vie et qui ne s’explique par aucune cause objective : le sentiment insupportable d’une durée qui ne passe pas, la sensation de solitude, de noir, de froid, l’insensibilité à la nature…

Voulant "peupler l’air froids des nuits", le poète s’essaye à écrire. Son chant à lui n’est pas "le cri religieux de la cloche au gosier vigoureux", ni celui d’un "vieux soldat qui veille sous la tente", mais celui d’un soldat blessé et mourant. Et ce cri d'agonie est cela même que nous lisons.

Rédigée au présent de description (ou de caractérisation), les deux derniers quatrains évoquent le glissement d’un sentiment d’enlisement et de faiblesse (le "spleen") vers  une scène  de cauchemar.

Le jeu des assonances et des allitérations contribue à créer ce glissement dysphorique : allitération sur la nasale bi-labiale "m" : "moi mon âme", accent tonique sur le mot  "fêlée", placé de surcroît à la césure de l'hémistiche, jeu sur les diphtongues : "peupler l'air froid des nuits" (eu, oi, u) -  "il arrive souvent que sa voix affaiblie" (ou, oi, ai), jeu sur la sifflante : souvent/sa, jeu sur les labiales et les plosives et accentuation de la fricative uvulaire voisée "r" : "le râle épais d'un blessé, la suite de monosyllabes : "au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts", les assonances : bord/morts - lac/tas, les rimes internes : amer/hiver, ainsi que le jeu sur les sonorités paronymiques des champ sémantiques : morts/meurt.

Le dernier tercet se termine par une hypotypose (description qui parle vivement à l'imagination) qui tire le poème vers le genre fantastique, amplifiée par deux hyperboles : un lac de sang, un grand tas de morts. La multiplication des appositions, le rejet en hyperbate de la relative précédée d'un coordonnant ("Et qui meurt"), disloquent la phrase, en ralentissent le rythme, suggérant la suffocation du soldat blessé, ses vains efforts, son agonie.

Conclusion

Le poème épouse tout d'abord le mouvement intérieur d'une rêverie dont l'élément déclencheur est la sonnerie des cloches en hiver. L'âme du poète constate avec douleur le contraste entre l'impression religieuse, tonique, salubre produite par la sonnerie des cloches et son propre sentiment de faiblesse et d'impuissance.

On glisse donc d'une rêverie euphorique, joyeuse dans les deux quatrains vers une vision d'enlisement et de cauchemar dans les tercets..

Le poème est construit sur une série d'oppositions entre le présent et le passé, l'intérieur et l'extérieur, l'âme bienheureuse de la cloche et l'âme "fêlée" du poète...

L'hypotypose hyperbolique, la dislocation syntaxique du dernier tercet, la scission médiane ("Moi, mon âme est fêlée")  ne sont pas des défauts de composition, mais des effets volontaires, comme ces "dissonances recherchées" de la musique moderne.

Image même, par sa construction, d'une cloche fêlée, le poème évoque la "fêlure" de l'âme, "l'ennui", le spleen, la souffrance de l'âme exilée, mais aussi  l'impuissance, la stérilité, la paralysie de l'inspiration.

L'oxymore "cloche fêlée" est le symbole même de  la double postulation vers le ciel et vers l'enfer qui structure - et déstructure - le recueil des Fleurs du Mal.

 

 

 

 

 

 

 

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