Objet d'étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.
Corpus :
Texte A : Denis DIDEROT, La Religieuse, 1796 (posthume).
Texte B : Honoré de BALZAC, Adieu, 1830.
Texte C : Marguerite DURAS, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.
Texte A : Denis DIDEROT, La Religieuse, 1796 (posthume).
[Enfant illégitime, Suzanne Simonin a été contrainte par sa mère à entrer au couvent. Le personnage raconte ici ses malheurs au Marquis de C*** censé plaider sa cause, et évoque la persécution des jeunes filles dans les couvents.]
Cependant il approchait ce temps1 que j'avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et s'accroître. Je les allais confier à la supérieure ou à notre mère des novices2. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez; car ll ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles jouent et des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter; cela devient à la fin si usé et si maussade pour elles, mais elles s'y déterminent, et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute leur vie et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de cinquante années et peut-être un malheur éternel; car il est sûr, Monsieur, que sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant.
Il arriva un jour qu'il s'en échappa une de ces dernières de la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l'époque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, Monsieur, la manière dont vous en userez avec moi3. Je n'ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtement; elle traînait des chaînes de fer; ses yeux étaient égarés; elle s'arrachait les cheveux; elle se frappait la poitrine avec les poings; elle courait, elle hurlait; elle se chargeait elle-même et les autres des plus terribles imprécations4; elle cherchait une fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée, et sur-le-champ, il fut décidé dans mon cœur que je mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. On pressentit l'effet que cet événement pourrait faire sur mon esprit, on crut devoir le prévenir. On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules qui se contredisaient : qu'elle avait déjà l'esprit dérangé quand on l'avait reçue; qu'elle avait eu un grand effroi dans un temps critique; qu'elle était devenue sujette à des visions; qu'elle se croyait en commerce avec les anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses5 qui lui avaient gâté l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs6 d'une morale outrée7 qui l'avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu, que sa tête en avait été renversée; qu'elle ne voyait plus que des démons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles étaient bien malheureuses8; qu'il était inouï qu'il y eût jamais eu un pareil sujet dans la maison; que sais-je quoi encore ? Cela ne prit point auprès de moi; à tout moment ma religieuse folle me revenait à l'esprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun vœu.
1. Il approchait ce temps : le moment où elle doit formuler ses vœux pour devenir religieuse.
2. Novice : personne qui prend l'habit religieux en vue de prononcer ses vœux.
3. Suzanne souhaite sortir du couvent ("mon bonheur") et non pas y rester ("mon malheur") : l'intervention du Marquis sera donc décisive.
4. Imprécation : malédiction ou prière appelant la colère divine.
5. Pernicieuse : moralement nuisible.
6. Novateur : qui introduit de nouvelles idées.
7. Outrée : exagérée, inacceptable.
8. Elles : les religieuses.
I. L'oeuvre
Lorsque, en 1760, Diderot commence la Religieuse, roman sous forme de mémoires rédigés à la première personne, qu’une religieuse échappée du couvent adresse au marquis de Croismare pour solliciter son aide, il s’agit en fait d’une mystification de ses amis qui voulaient attirer de nouveau à Paris le marquis qui s’était retiré chez lui en Normandie. En 1780, Diderot en reprend l’écriture ; les différents épisodes sont publiés en feuilleton, entre 1780 et 1782, dans la Correspondance littéraire. Le roman fut édité en 1796, au gré de la découverte de copies que Diderot, échaudé par ses ennuis passés, n’envisageait pas de publier de son vivant.
Résumé
Au XVIIIe siècle, une jeune fille nommée Suzanne Simonin est contrainte par ses parents de prononcer ses vœux au terme de son noviciat. En effet, pour de prétendues raisons financières, ceux-ci ont préféré enfermer leur fille au couvent. C’est en réalité parce qu’elle est une enfant illégitime et que sa mère espère ainsi expier sa faute de jeunesse. C’est dans la communauté des clarisses de Longchamp qu’elle rencontre la supérieure de Moni. Celle-ci, une mystique, se lie d’amitié avec la jeune fille avant de mourir. La période de bonheur et de plénitude s’achève pour l’héroïne avec l’arrivée d’une nouvelle supérieure : Sainte-Christine. Au courant que Suzanne désire rompre ses vœux et que pour ce faire, elle a intenté un procès à la communauté, la supérieure opère un véritable harcèlement moral et physique sur Suzanne. L'infortunée subit de l’ensemble de la communauté, à l’instigation de la supérieure, une multitude d’humiliations physiques et morales. En perdant son procès, Suzanne est condamnée à rester au couvent. Cependant son avocat, Maître Manouri, touché par sa détresse, obtient son transfert au couvent Saint-Eutrope. Au terme de son calvaire, Suzanne pardonne à ses bourreaux tout en continuant à poursuivre ses réflexions éminemment subversives sur le bien-fondé des cloîtres et de l’univers conventuel. Son arrivée dans la communauté de Saint-Eutrope marque le début de l’épisode le plus fameux de La Religieuse. En effet, cette période est caractérisée par l’entreprise de séduction de la supérieure à son égard. Celle-ci sombre dans la folie devant l’indifférence et l’innocence de la chaste Suzanne. Consciente de la dangerosité de ses désirs pervers qu’elle ne peut refouler, elle se livre aux macérations et au jeûne avant de mourir démente. Incapable de rester plus longtemps cloîtrée, Suzanne réussit à s’enfuir du couvent. Dans une conclusion à peine esquissée, l’auteur nous fait comprendre que Suzanne dans la clandestinité attend l’aide du marquis de Croismare et vit dans la peur d’être reprise.
Sources :
Le texte de Diderot s'inspire de sources historiques et littéraires. L’histoire est inspirée de celle d’une religieuse de l'abbaye de Longchamp nommée Marguerite Delamarre, qui avait fait parler d’elle dans les salons en 1758, pour avoir écrit à la justice, demandant d’être libérée du cloître où ses parents l’avaient enfermée. En effet, elle est l’enfant illégitime entre sa mère et un autre homme que son père. De peur d’aller en enfer, sa mère, par un chantage affectif, la persuade d’aller dans ce couvent. Diderot intègre certainement à son roman des éléments de la vie de sa sœur, morte folle au couvent. Florence Lotterie relève par ailleurs La religieuse malgré elle de Brunet de Brou (1720) comme source littéraire. (source : encyclopédie en ligne)
L'auteur :
Denis Diderot, né le 5 octobre 1713 à Langres et mort le 31 juillet 1784 à Paris, est un écrivain, philosophe et encyclopédiste français des Lumières, à la fois romancier, dramaturge, conteur, essayiste, dialoguiste, critique d'art, critique littéraire, et traducteur.
I. Résumé du passage :
Ce passage est extrait d'une lettre de la jeune novice, Suzanne Simonin, contrainte par sa mère à entrer au couvent. Elle raconte à un certain marquis de C*** ses malheurs et évoque la vie dans les couvents de femmes et la crise de folie d'une religieuse plus âgée dont elle a été témoin.
a) Depuis : "Cependant il approchait ce temps que j'avais autrefois hâté de mes désirs" jusqu'à : "furieuses en attendant" : évocation de la vie dans les convents.
b) Depuis : "Il arriva un jour" jusqu'à : "une fenêtre pour se précipiter" : évocation de la folie d'une religieuse
c) Depuis : "La frayeur me saisit" jusqu'à : "plutôt que de m'y exposer" : réaction de la jeune novice
d) Depuis "On pressentit l'effet que cet événement pourrait faire sur mon esprit" jusqu'à : "que sais-je quoi encore ?" : explications données par les sœurs.
e) Depuis : "Cela ne prit point auprès de moi" jusqu'à : "le serment de ne faire aucun vœu" : la jeune novice refuse ces explications.
III. La situation d'énonciation :
Qui ? Une jeune religieuse (novice)
A qui ? Au marquis de C***
Où ? Un couvent
Quand ? Au XVIIIe siècle
Comment ? Une lettre
Pourquoi ? Veut sortir du couvent
Une jeune novice enfermée dans un couvent par sa mère écrit à marquis de C*** afin qu'il plaide sa cause et l'en fasse sortir.
IV. Le point de vue narratif :
Personnage homodiégétique (personnage du roman), première personne du singulier, point de vue interne.
V. Le schéma actanciel :
Sujet : Suzanne Simonin - Objet : sortir du couvent - Adjuvant : le marquis de C*** - Opposantes : la mère supérieure, la maîtresse des novices
VI. Le genre du texte :
Roman épistolaire
VII. Les registres du texte :
- Argumentatif : le roman en général et ce passage en particulier est destiné à produire un effet sur le destinataire, le marquis de C***, "personnage de papier" et à travers lui sur le lecteur.
Note : Diderot fait le procès des institutions religieuses coercitives, contraires à la véritable religion dans la mesure où elles mènent les individus aux souffrances terrestres et à la damnation éternelle. Le monde clos entraîne la dégradation de la nature humaine. Oisiveté, inutilité sociale, promiscuité plongent peu à peu les reclus dans les rêveries morbides ou mystiques, puis dans la folie et les mènent parfois au suicide. Œuvre anticléricale par excellence, La Religieuse est une ode à la liberté de choisir son destin. L’aliénation religieuse créée par l’univers conventuel y est dénoncée de manière polémique. Diderot prête sa voix et ses idées sur le couvent à Suzanne, qui, contrairement à l’auteur, est une croyante convaincue.
- Polémique :
Critique de la vie dans les couvents de femmes : "ces femmes se vengent bien", "s'amusent du rôle hypocrite qu'elles jouent et des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter", "elles s'y déterminent pour un millier d'écus" (les supérieures sont intéressées), "elles mentent toute leur vie", (elles) préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de cinquante années et peut-être un malheur éternel"...
Note : le registre polémique caractérise un texte où l’argumentation est vive et prend un tour critique voire agressif. Le débat devient combat (en grec polemos signifie guerre) et l’on cherche à faire réagir le destinataire. Diderot fournit de multiples exemples de ce registre, qui se mêle souvent à l’ironie, la satire, la caricature.
- Tragique :
"Car il est sûr, Monsieur, que sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant."
Note : Depuis l'Antiquité, le tragique est lié à la tragédie, mais le registre est à distinguer du genre. Il est caractérisé par : une situation et une atmosphère pesantes - l'accomplissement d'un destin fatal - Des personnages impuissantes - Une atmosphère angoissante - Des termes et des formulations caractéristiques - Les champs lexicaux de la douleur, de la mort, de la fatalité
- Pathétique :
L'évocation de la crise de folie de la religieuse : "la cellule où on la tenait renfermée", "rien vu de si hideux", "échevelée et presque sans vêtements", "elle traînait des chaînes de fer", "yeux égarés", "elle s'arrachait les cheveux", "elle se frappait la poitrine avec les poings", "elle courait, elle hurlait", "elle se chargeait elle-même et les autres des plus terribles imprécations", "elle cherchait une fenêtre pour se précipiter" (le pathétique est renforcé par le recours à l'hyperbole)
Note : Le mot vient du grec pathos et désigne tout ce qui peut nous toucher ou nous émouvoir. Le pathétique, c'est donc la fibre émotionnelle du texte : la terreur et la pitié pour une tragédie, la révolte suscitée par la vision d'un drame, l'horreur d'une scène de carnage, etc. On exclut du pathétique les affects liés au rire : la gaieté, la moquerie, l'hilarité impliquent en effet un détachement qui est précisément le contraire du sentiment pathétique, où l'on se met « à la place » du personnage. Le pathétique désigne donc l'ensemble des conditions propices à cette identification du spectateur-lecteur avec le personnage.
En résumé :
VIII. Les types de textes :
récit/description/dialogue au style indirect (paroles rapportées)
IX. Les figures de style :
Le texte comporte deux figures de style dominantes : l'hyperbole et l'énumération.
- Hyperboles : évocation de la folie de la religieuse.
- Énumérations : les explications données par la mère supérieure et la maîtresse des novices. Elles se présentent sous la forme d'une succession de phrases complexes composées d'une proposition principale, suivie d'une proposition subordonnée conjonctive. La multiplication des explications contradictoires (une dizaine !) affaiblit leur valeur argumentative.
X. Les niveaux de langue :
Courant/Soutenu
XI. La modalisation :
Rappel : la modalisation est la présence de la subjectivité du locuteur dans l'énoncé, le jugement positif ou négatif qu'il porte sur ce dont il parle, la relation entre le "thème" (ce qu'il dit) et le "propos" (la manière dont il le dit).
Nombreux modalisateurs dépréciatifs (noms, adjectifs, verbes, prépositions) : "rêveuse", "répugnances", se vengent", "l'ennui", "hypocrite", "sottises", "forcées", "usé", "maussade", "et cela pour", "mentent", "désespoir", "malheur", "meurent", "damnées", "folles", "stupides", "furieuses", "cellule", "renfermée", "malheur", "hideux", "échevelée", "sans vêtements", "traînait", "chaînes de fer", "égarés", "elle s'arrachait les cheveux", "elle se frappait la poitrine avec les poings", "elle courait", "elle hurlait", "elle se chargeait elle-même et les autres des plus terribles imprécations", "elle cherchait une fenêtre pour se précipiter".
"La frayeur me saisit", "je tremblais de tous mes membres", "infortunée", "je mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer"...
Les explications des religieuses comportent également de nombreux modalisateurs dépréciatifs :
"mensonges ridicules", "qui se contredisaient", "esprit dérangé", "grand effroi", "sujette à des visions", "se croyait en commerce avec les anges", "lectures pernicieuses", "gâté l'esprit", "novateurs", "morale outrée", "épouvantée", "sa tête en avait été renversée", "démons", "l'enfer", "des gouffres de feu", "malheureuses", "inouï"
L'adjectif "inouï" suggère le caractère exceptionnel de la folie La mère supérieure et la maîtresse des novices veulent faire croire à la jeune novice que la crise de folie dont elle a été témoin est tout à fait exceptionnelle.
XII. Les temps et les modes et leur valeur d'aspect :
Imparfaits de l'indicatif à valeur descriptive :
"approchait", "où on la tenait enfermée", "elle était", "elle traînait", "étaient égarés", "elle s'arrachait", "elle se frappait", "elle courait", "elle hurlait", "elle se chargeait", "elle cherchait", "qui se contredisaient", "qu'elle avait l'esprit dérangé", "se croyait en commerce", "ne voyait plus", "elles étaient bien malheureuses", "il était inouï",
Imparfaits de l'indicatif à valeur itérative (imparfaits d'habitude) :
"me revenait", "renouvelais"
Passés simples de l'indicatif (actions passées de premier plan à durée déterminée) : "je devins", "je sentis", "il arriva", "s'en échappa", "je la vis", "me saisit" (la frayeur), "je tremblai", "je vis", "il fut décidé", "on pressentit", "on crut", "on me dit", "prit".
"Il arriva un jour" : l'emploi du passé simple, suivi du connecteur temporel "un jour" annonce l'élément modificateur (ou perturbateur), la crise de folie dont Suzanne Simonin a été témoin.
Présents de l'indicatif (présents gnomiques ou de vérité générale) : "se vengent", "s'amusent", "jouent", "sont forcées", "devient", "elles s'y déterminent", "qu'il en revient", "elles mentent", "préparent", "il est sûr", "meurent", "deviennent",
Présent d'énonciation : "que sais-je quoi encore ?"
Futur de l'indicatif : "vous en userez avec moi"
Passé composé de l'indicatif : "je n'ai jamais rien vu",
Présent du conditionnel : "pourrait"
Plus-que-parfaits (action passée antérieures à une autre action passée) ; les plus-que-parfaits ont une valeur explicative, ils mettent en évidence une relation entre la crise et ses causes supposées : "on l'avait reçue", "avait eu un grand effroi", "était devenue sujette à des visions", "avait fait des lectures pernicieuses", "lui avaient gâté l'esprit", "avait entendu des novateurs", "l'avaient épouvantée", "avait été renversée"
Imparfait de l'indicatif + imparfait du subjonctif : "il était inouï qu'il y eût jamais eu un pareil sujet dans la maison."
La problématique :
Comment ce passage suscite-t-il l'indignation du lecteur ?
Axes d'étude :
1. L'évocation de la vie au sein d'un couvent de femmes
2. L'évocation de la crise de folie de la religieuse
3. L'effet de la scène sur le témoin (la jeune novice, Suzanne Simonin, auteure de la lettre) et les réactions des autres sœurs.