"Lénine a affirmé que la religion était l'opium du peuple. Cette profonde remarque expliquera immédiatement la soumission assoupie, la placidité rampante, l'obéissance molle et engourdie du peuple irlandais, par opposition aux incessantes révoltes, aux insurrections, aux émeutes sanglantes et aux sempiternels combats de rue qui agitent le peuple anglais. Quiconque s'est rendu à Dublin pendant une semaine comme celle du congrès eucharistique ne peut douter que l'Irlande, et spécialement sa populace, soient passionnément religieuses. Il s'ensuit donc, en accord avec l'implacable logique de Lénine, que la populace irlandaise a toujours été particulièrement patiente, servile et satisfaite. Quiconque a passé comme moi toute sa vie en Angleterre ne peut douter que l'Angleterre moderne, malgré ses nombreuses vertus viriles et généreuses, soit devenue largement indifférente à la religion. il s'ensuit donc, d'après l'implacable logique de Lénine, que les Anglais font les meilleurs bolchéviques du monde. Toute autre explication serait téméraire, voire blasphématoire, car elle supposerait une erreur logique de Lénine. Nous devons donc nous efforcer de croire, tant bien que mal, que l'Irlandais a toujours été timide et docile, et que c'est l'Anglais qui a toujours levé le poing "contre l'gouvernement". Lénine sous-entend qu'il n'est possible de croire au gouvernement que si l'on croit en Dieu. Mais la vérité est qu'il n'est possible de critiquer le gouvernement que si l'on croit en Dieu. Abolissez le dieu, et le gouvernement devient Dieu. Ce fait est inscrit dans l'histoire humaine, et en lettres plus éclatantes encore dans la récente histoire russe enfantée par Lénine. En Russie, le gouvernement est le dieu, et il est d'autant plus divin que, comme tout dieu digne de ce nom, il proclame haut et fort, avec des grondements d'orage, le plus essentiel des commandements : "Tu n'auras point d'autre dieux devant ma face."
Lénine a simplement fait une légère erreur : il a pris la chose à l'envers. En vérité, c'est l'irréligion qui est l'opium du peuple. Partout où les hommes,ne croient pas en quelque au-delà du monde, ils vénèrent le monde. Mais surtout, ils vénèrent ce qu'il y a de plus puissant au monde. Or la nature du bolchévisme, la nature de la plupart des systèmes modernes, et l'application pratique de presque n'importe quel système, feront toujours de l'Etat ce qu'il y a de plus puissant au monde. La tendance générale parmi les hommes est de prendre l'Etat unique comme critère unique. Pour protester contre la loi, il est nécessaire de croire en la justice, pour croire en une justice supérieure aux lois, il est nécessaire de croire en une justice supérieure à la terre des vivants. Vous pourrez imposer la loi des bolchéviques comme on a imposé la loi des Bourbons, mais sachez que l'une ne sera pas moins subie que l'autre. Vous pouvez même satisfaire tous vos sujets, comme avec de l'opium. Mais s'ils manifestent alors quelque chose qui ressemble à une sainte colère, prenez garde au courroux divin. Tout ce qui vient d'en bas doit venir d'en haut." (G.K. Chesterton, La chrétienté à Dublin, chapitre 3, "Démocratie très chrétienne", Impressions irlandaises, éditions Via Romana, traduction de Mathieu Grossi, p. 269-271)