Le sujet :
Vous commenterez le texte suivant : Jules BARBEY D’AUREVILLY, L’Ensorcelée, extrait du chapitre 1, 1854
Ce texte évoque la lande normande de Lessay, paysage désertique dans lequel se déroule le récit.
Placé entre la Haie-du-Puits et Coutances, ce désert normand, où l’on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’homme ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin dans la poussière, s’il faisait sec, ou dans l’argile détrempée du sentier, s’il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu’il n’était pas facile d’oublier. La lande, disait-on, avait sept lieues (1) de tour. Ce qui est certain, c’est que, pour la traverser en droite ligne, il fallait à un homme à cheval et bien monté (2) plus d’une couple d’heures. Dans l’opinion de tout le pays, c’était un passage redoutable. Quand de Saint-Sauveur-le-Vicomte, cette bourgade jolie comme un village d’Écosse et qui a vu Du Guesclin (3) défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral de la presqu’île, on avait affaire à Coutances et que, pour arriver plus vite, on voulait prendre la traverse, car la route départementale et les voitures publiques n’étaient pas de ce côté, on s’associait plusieurs pour passer la terrible lande ; et c’était si bien en usage qu’on citait longtemps comme des téméraires, dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre, il est vrai, qui avaient passé seuls à Lessay de nuit ou de jour. On parlait vaguement d’assassinats qui s’y étaient commis à d’autres époques. Et vraiment, un tel lieu prêtait à de telles traditions. Il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher (4) un ennemi. L’étendue, devant et autour de soi, était si considérable et si claire qu’on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages, et, dans la nuit, un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu’on aurait poussés dans son sein. Mais ce n’était pas tout. Si l’on en croyait les récits des charretiers qui s’y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, il y revenait. Pour ces populations musculaires, braves et prudentes, qui s’arment de précautions et de courage contre un danger tangible (5) et certain, c’était là le côté véritablement sinistre et menaçant de la lande, car l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des hommes. Aussi cela seul, bien plus que l’idée d’une attaque nocturne, faisait trembler le pied de frêne (6) dans la main du plus vigoureux gaillard qui se hasardait à passer Lessay à la tombée.
1 Une lieue : unité de longueur valant 4 kilomètres. 2. Un homme à cheval et bien monté : qui voyage en montant un bon cheval. 3. Du Guesclin : célèbre guerrier du XIVe siècle. 4. Dépêcher : en finir avec quelqu’un en le tuant. 5. Tangible : perceptible. 6. Pied de frêne : bâton de bois utilisé pour assommer ou tuer quelqu’un.
Proposition de commentaire :
Introduction :
Ce texte est extrait de L'Ensorcelée, roman ou longue nouvelle de Jules Barbey d'Aurevilly, romancier inclassable représentant du romantisme tardif, dit "frénésisme", du XIXème siècle, catholique et royaliste intransigeant, critique, comme Charles Baudelaire qui l'admirait, de la modernité, du positivisme et de l'hypocrisie du Parti catholique.
L'action se déroule en Normandie, dans le Cotentin, pendant la guerre des Chouans, paysans et aristocrates royalistes insurgés contre la République. Le narrateur décrit les lieux et évoque des faits réels ou imaginaires qui permettent de mieux comprendre le contexte et le climat de l'histoire qu'il s'apprête à raconter.
Comment l'auteur parvient-il à créer un climat d'attente angoissée, de suspens ?
Un paysage désertique, hanté par l'Histoire, les drames et les superstitions :
Le passage est extrait de l'incipit du roman. Il évoque des faits antérieurs à la narration, qui n'ont pas de rapport direct avec elle, mais permettent de mieux la comprendre. Il s'agit pour le narrateur de créer une atmosphère de peur, voire d'épouvante, un climat d'attente angoissée, de suspens, caractéristiques de l'inspiration habituelle de l'auteur.
Ce sont des faits historiques ou des histoires surnaturelles qui relèvent de la légende, de la superstition ou de l'Histoire. L'Histoire : l'assaut des Anglais contre le donjon de Du Guesclin à Saint-Sauveur-Le-Vicomte, la légende : "on parlait vaguement assassinats qui s'étaient commis à d'autres époques", les superstitions : "la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions".
Le narrateur brosse pour le lecteur le décor de l'histoire qu'il s'apprête à raconter, une de ces histoires emplies de peur et de suspens que les paysans normands aimaient sans doute entendre et raconter lors des veillées : le paysage désertique de la lande normande de Lessay : "ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d'homme ou de bêtes", l'impression de solitude et de tristesse qu'elle produit, son immensité, les souvenirs historiques qu'elle abrite, les traditions plus ou moins légendaires qui s'y rattachent.
Une description subjective :
Le passage présente une alternance de description sélective itinérante spatiale : "Placée entre la Haie du Puits et Coutances", et temporelle, avant et après la pluie : "Ni traces d'hommes ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin dans la poussière, s'il faisait sec, ou dans l'argile détrempée du sentier, s'il avait plu" et de récit réaliste, historique, légendaire et fantastique.
Le point de vue est tantôt externe : les choses sont vues du point de vue du narrateur, tantôt internes : elles sont vues du point de vue des villageois : de "l'opinion du pays", tantôt d'un point de vue omniscient : le narrateur sait tout ou semble tout savoir des faits qu'il évoque.
Le passage se caractérise par la prolifération des modalisateurs dysphoriques qui soulignent le caractère subjectif de la description, à travers des figures de style telles que la personnification et l'hyperbole : "Une grandeur de solitude et de tristesse désolée", "passage redoutable", "terrible lande", "il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour expédier un ennemi", "L'étendue devant et autour de soi était si considérable et si claire qu'on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages" , "vaste silence", "théâtre des plus singulières apparitions", "danger tangible et certain", "c'était là le côté véritablement sinistre et menaçant de la lande".
Le réalisme et la dramatisation du paysage :
Le narrateur a tenu cependant à ancrer le récit dans une dimension réaliste : "la lande normande de Lessay", "Saint-Sauveur-le-Vicomte", bourgade jolie comme un village d'Ecosse", décor du siège du château du connétable Du Guesclin par les Anglais. Le narrateur cite des villes réelles comme La Haie-du-Puits ou Coutances. il évoque des distances : "sept lieues de tour" et de durée : "il fallait à un homme un cheval bien monté plus d'une couple d'heures". Il décrit l'itinéraire le plus court d'un lieu à un autre : "pour arriver plus vite, on voulait prendre la traverse, car la route départementale et les voitures publiques n'étaient pas de ce côté".
Il ne s'agit pas seulement pour le narrateur de décrire "objectivement" des lieux, des distances et des chemins, mais de monter l'effet que produit le paysage sur le spectateur, à travers des figures de style telles que la personnification et l'hyperbole.
Sur cette dimension réaliste se greffe une dimension pathétique : "Ce désert normand (...) déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu'il n'était pas facile d'oublier".
Cette dimension pathétique prend un caractère dramatique qui se traduit par une dramatisation du paysage : "Dans l'opinion de tout le pays, c'était un passage redoutable", "on parlait vaguement d'assassinats qui s'y étaient commis à d'autres époques", "Il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher un ennemi", "et dans la nuit un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu'on aurait poussé dans son sein".
La dimension fantastique :
A cette vision réaliste, historique, pathétique, dramatique et tragique, de la lande de Lessay, s'ajoute une dimension surnaturelle, fantastique que le narrateur prend soin d'attribuer à la légende ou à la superstition : "si l'on croyait les récits des charretiers qui s'y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions". Il s'agit pour le narrateur de montrer le caractère "redoutable" de la traversée de la lande de Lessay.
"...la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, il y revenait." Dans la parlure des paysans normands,"il" ne désigne rien ni personne en particulier. Les paysans du pays utilisent pour évoquer le "revenant" un syntagme vague qui évoque un être fantômatique d'autant plus angoissant qu'il est sans visage et sans contours précis. Contrairement à la peur, l'angoisse n'a pas de cause déterminée.
On ne peut pas vraiment parler de "réalisme fantastique" comme par exemple dans le Dracula de Bram Stoker : les apparitions ne sont pas formellement présentées comme réelles, mais plutôt, selon la définition de Todorov, d'un fantastique relevant d'une double interprétation : une interprétation réaliste et/ou une interprétation surnaturelle. Le surnaturel est-il "réel" ou est-il le produit de l'imagination, "la plus puissante réalité qu'il y ait dans la vie des hommes" ? Le narrateur ne tranche pas vraiment, mais la création d'un climat d'angoisse implique de ne pas exclure la réalité des apparitions, même au prix de la vraisemblance. On peut parler d'hésitation herméneutique ou interprétative.
Le narrateur choisit d'évoquer finalement la terreur que suscite le passage de la lande de Lessay plutôt par ses effets que par ses causes : "Pour ces populations musculaires, braves et prudentes, qui s’arment de précautions et de courage contre un danger tangible et certain, c’était là le côté véritablement sinistre et menaçant de la lande (...) Aussi cela seul, bien plus que l’idée d’une attaque nocturne, faisait trembler le pied de frêne dans la main du plus vigoureux gaillard qui se hasardait à passer Lessay à la tombée."
Conclusion :
Essentiellement descriptif, le texte évoque également des faits réels, historiques ou légendaires antérieurs à la narration proprement dite, mais qui permettent de mieux la comprendre.
Le passage se caractérise par la prolifération des modalisateurs dysphoriques qui attestent du caractère subjectif de la description, souligné par des figures telles que la personnification ou l'hyperbole, marqué par une vision tour à tour réaliste, pathétique, historique, dramatique, tragique et fantastique de la lande de Lessay.
Plantant pour le lecteur le décor de l'histoire qu'il s'apprête à raconter, le narrateur réussit à créer un climat de peur et de suspens, introduisant par ailleurs dans la dernière partie du texte une dimension fantastique, proche de l'épouvante.
La longueur et la complexité des phrases, le caractère "baroque" de l'écriture reflètent la complexité de l'intrication des différents registres du texte ainsi que l'immensité labyrintique, de la sinistre lande de Lessay, immensité géographique aggrandie et déformée par la peur et par l'imagination, et semée d'obstacles et de dangers réels ou fantasmés.
Cet extrait de l'incipit est comme une mise abyme de l'Ensorcelée "où Histoire, tragédie et fantastique se mêlent".