Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

erasme.jpg

Erasme de Rotterdam

 

 

Je reproduis ci-dessous un texte paru sur le blog de Jean-Paul Brighelli, "Bonnet d'âne", signé de Françoise Guichard, présidente de "Reconstruire l'Ecole", professeur agrégée de Lettres classiques en CPGE à propos de la démission,  le 14  juillet 2010, de 20 membres du jury du CAPES de Lettres classiques,  pour protester contre le projet de réforme du concours,  suivi d'un commentaire personnel sur la disparition programmée de l'enseignement du grec et du latin qui m'a été inspiré par cet événement exceptionnel et symptomatique et par un débat sur "Bonnet d'âne" avec plusieurs intervenants, en particulier Pascale Coupon.

 

CAPES de lettres class... hic !

Non, ils n’ont pas bu, les membres du jury.

Ou plutôt ils ont bu le calice  -- et jusqu’à la lie.

Car  il y a un HIC, un gros hic.

Ils ont été patients, les collègues du jury du CAPES de lettres classiques (désolée pour les génitifs en cascade).

Ils ont été « gentils », peut-être même trop.

Ils ont demandé à plusieurs reprises l’ouverture d’une concertation, pourtant promise par le ministère, concernant la réforme du CAPES de lettres classiques (réforme présentée par l’Arrêté du 28 décembre 2009 fixant les sections et les modalités d’organisation des concours du certificat d’aptitude au professorat de l'enseignement du second degré, publié au Journal Officiel du 6 janvier 2010), réforme qui faisait du CAPES de lettres classiques un CAPES sans lettres classiques -- quelque chose d’aussi valable que  le café décaféiné, le Canada Dry et le vin sans alcool, en somme.

Ils ont argumenté, les collègues, fait des suggestions, été constructifs.

On n’a même pas fait semblant de les écouter.

Alors, le 14 juillet, après avoir fait passer le dernier candidat du dernier CAPES de lettres classiques digne de ce nom, ils ont, dans leur grande majorité,  démissionné du jury.


 Auraient-ils dû le faire plus tôt, en agiter la menace dès avant le concours, adopter un ton moins poli envers des autorités qui les ont tellement malmenés, eux et leurs disciplines ? Ce n’est plus à moi d’en juger.

Je ne fais plus partie de ce jury depuis 2007, après y avoir effectué mes quatre années réglementaires, à l’écrit (dissertation) comme à l’oral (explication du texte français). J’ai le souvenir d’une majorité de collègues tout pleins d’une grande conscience et d’une exigence à la fois ferme et bienveillante vis-à-vis des candidats. Je me souviens de fous-rires, de convivialités comme disent les khuistres, et même de discussions, parfois mouvementées ou un peu tendues, mais toujours chaleureuses, avec tel ou telle IPR un peu trop « sciences de l’éduc » pour mon goût. Tout ceci se terminait dans une bonne ambiance, lors d’un pique-nique sous les arbres du lycée Balzac, à échanger des adresses et des au-revoir, autour d’un verre de vin et dans l’amour des humanités.

Aujourd’hui le CAPES de lettres classiques devient une chose informe, mi-clafoutis mi-gélatine, qui n’a plus de « lettres classiques » que le nom. La nouvelle maquette consacre le triomphe des didacticiens sur les tenants des disciplines.

Alors, parce que l’éthique et la responsabilité d’un professeur (1) , c’est aussi de savoir dire NON quand il le faut, mes collègues du jury ont démissionné.

En tant qu’ancien jury de feu le CAPES de lettres classiques, je m’associe à la protestation de mes collègues, et je remercie  en leur nom  Jean-Paul Brighelli de leur  avoir si vite et de si bon gré accordé sur son blog un espace où leur texte puisse être diffusé et lu hors du cercle plus ou moins étroit des professeurs de langues anciennes.

 

Françoise Guichard, agrégée de lettres classiques, CPGE, lycée Paul Cézanne,  Aix en Provence

 

 

 (1) Cf. http://www.r-lecole.freesurf.fr/fguichardmais05.htm

 

LETTRE DE DÉMISSION DES COLLÈGUES

 

 

 Paris, le 14 juillet 2010

 

 

 

Les membres soussignés du jury du Capes de Lettres Classiques

à

Monsieur le Ministre de l'Éducation Nationale

S/C Monsieur le Président du jury du Capes de Lettres Classiques

 

 

 

            Nous, soussignés membres du jury du Capes de Lettres Classiques, avons fait savoir et tenons à faire de nouveau savoir notre franche et ferme opposition à la réforme présentée par l’Arrêté du 28 décembre 2009 fixant les sections et les modalités d’organisation des concours du certificat d’aptitude au professorat de l'enseignement du second degré, publié au Journal Officiel du 6 janvier 2010. Nous avons demandé à plusieurs reprises l’ouverture de la concertation qui avait été promise par le Ministère comme préalable à la publication des arrêtés, et qui n’a pas eu lieu. Nous tenons à rappeler ici les principaux points de contestation qui relèvent directement de notre compétence:

 

-          Concernant les épreuves écrites, nous déplorons le passage de 3 à 2 épreuves d’admissibilité, qui représente pour notre Capes pluridisciplinaire un préjudice considérable dans l’évaluation équitable de la triple compétence, en français et en langues anciennes, des futurs professeurs de collèges et lycées. La solution adoptée pour maintenir le grec et le latin à l’écrit du concours (à savoir une épreuve « fourre-tout » comportant une brève version latine, une brève version grecque et une question de civilisation) étant à la fois peu sérieuse et d'une invraisemblable complication, nous avons demandé instamment, au nom de la sauvegarde des humanités, la restauration de deux épreuves de version (latine et grecque).

 

-        Concernant l'oral, nous estimons que la disparition de l'épreuve d'explication de texte latin ou grec, qui n’est nullement compensée par la question de culture antique intégrée à l'épreuve écrite de langues anciennes, est extrêmement dommageable à la formation des enseignants de lettres. Dans la mesure où un concours de recrutement de professeurs ne peut se dispenser de vérifier leur aptitude scientifique dans toutes les matières qu’ils auront à enseigner, nous avons demandé soit la restauration de l’épreuve orale d'explication de texte en langues anciennes soit, à défaut, l'instauration d'un tirage au sort entre français et langues anciennes pour la « leçon ». Cette dernière solution nous semble un pis-aller acceptable dans la mesure où elle garantit la présence des langues anciennes à l'oral tout en s'inscrivant dans le nouveau cadrage.

 

-        Nous pensons en effet que l'épreuve de didactique ne saurait suffire à vérifier les capacités des candidats à traduire et expliquer un texte en langues anciennes. Il est en effet déraisonnable de croire qu'il serait possible au cours d'une seule et même épreuve portant prioritairement sur l'étude critique d'un dossier pédagogique et sur « l'éthique du fonctionnaire », d'évaluer par surcroît, de façon sérieuse et approfondie, le savoir et les compétences disciplinaires en langues anciennes.

 

Compte tenu du fait que nos demandes réitérées de concertation sont demeurées sans réponse, compte tenu du fait que nos suggestions et notre avis ont été totalement ignorés des autorités compétentes, nous, soussignés, parce que nous ne souhaitons pas participer à un concours dont nous réprouvons le contenu, avons décidé, au nom de toute une discipline sérieusement menacée, de vous présenter collectivement notre démission du jury du Capes de Lettres Classiques à l'issue de la session 2009-2010.

 

Nous vous prions de bien vouloir agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de nos respectueuses salutations.

 

 

Aline Estèves (Maître de Conférences de Latin, Université Montpellier III)

Anne de Crémoux (Maître de Conférences de Grec, Université Lille III)

Anne Vialle (Professeur agrégé de Lettres Classiques, CPGE et secondaire, Lycée Montaigne, Bordeaux)

Anne-Marie Favreau-Linder (Maître de Conférences de Grec, Université Clermont II)

Augustin d'Humières (Professeur agrégé de Lettres Classiques, Lycée Jean Vilar, Meaux)

Bénédicte Delignon-Delaunay (Maître de Conférences de Latin, ENS Lyon)

Danièle Sabbah (Maître de Conférences de Littérature Française, Université Bordeaux III)

Emmanuèle Caire (Professeur de Grec, Université Aix-Marseille I)

Françoise Jourdan (Professeur agrégé de Lettres Classiques, CPGE, Lycée Montaigne, Bordeaux)

Laure Echalier (Maître de Conférences de Latin, Université Montpellier III)

Malika Bastin-Hammou (Maître de Conférences de Grec, Université Grenoble III)

Marine Bretin-Chabrol (Maître de Conférences de Latin, Université Lyon III)

Maryse Palévody (Professeur agrégé de Lettres Classiques, CPGE, Lycée Saint Sernin, Toulouse)

Michèle Gally (Professeur de Littérature Française, Université Aix-Marseille I)

Michèle Guéret-Laferté (Maître de Conférences de Littérature Française, Université de Rouen)

Pascale Barillot (Professeur agrégé de Lettres Classiques, Lycée Camille Pissarro, Pontoise)

Sabine Luciani (Professeur de Latin, Université Grenoble III)

Sophie Gotteland (Professeur de Grec, Université Bordeaux III)

Thierry Brigandat (Professeur agrégé de Lettres Classiques, CPGE, Lycée Lycée Guist’hau, Nantes)

Thomas Guard (Maître de Conférences de Latin, Université de Besançon)

 

Le débat autour de l'enseignement du latin et du grec ne date pas d'hier ; déjà, au début du XXème siècle, dans les années 1905, Jean Jaurès se demandait si le maintien d'un enseignement des langues anciennes était compatible avec la montée en puissance d'une classe ouvrière émancipée, consciente et organisée.

 

Charles Péguy estimait de son côté que l'enseignement du latin ne devait pas être réservé aux enfants de la bourgeoisie, mais être également proposé aux enfants des classes populaires dont il était lui-même issu et protesta dans "Les Cahiers de la Quinzaine" contre un projet de diminution des horaires de latin (déjà !)

 

Pendant plusieurs décennies le latin et le grec ont été l'apanage des enfants de la bourgeoisie qui poursuivaient des études au-delà de l'école primaire obligatoire. Si bien que cet enseignement  a été associé à l'idée de "sélection sociale".

 

La situation a beaucoup changé depuis un demi-siècle avec la suppression à partir des années 75 (Réforme Haby) de la sélection et de l'orientation à l'entrée en 6ème,  le collège unique et la "démocratisation" de l'Ecole qui prend acte de l'effacement de la bourgeoisie traditionnelle, du prolétariat ouvrier et de la paysannerie au profit du développement d'une "classe moyenne" qui va de pair avec l'extension et la diversification du "secteur tertiaire" et l'essor de la "société de consommation".

 

Dans les années 60, nous commencions l'étude du latin en 6ème et du grec en 4ème et nous faisions un peu de civilisation et beaucoup d'étude de la langue (versions et thèmes), l'étude de la civilisation passant par l'étude de la langue (c'est plutôt le contraire aujourd'hui !)

Peu d'élèves aujourd'hui supporteraient la charge de travail que cela supposait, en plus du reste.

La plupart de ceux qui suivaient la filière "classique" faisaient les liens nécessaires (étymologie, notions grammaticales, culture générale...) et "réinvestissaient" dans les autres matières.

 

En ce qui me concerne, le grec m'a énormément servi pour la philosophie (j'ai un souvenir ému des "Ennéades" de Plotin à la Sorbonne), la compréhension des mots "savants" français inventés par les érudits de la Renaissance et le latin pour la maîtrise (toujours relative car le français n'est pas une langue facile) du français courant et savant (les doublets étymologiques) et la philosophie (le "De natura rerum" de Lucrèce par exemple).

 

L' étude de la grammaire latine et grecque m'a "servi" pour la grammaire française et pour la philosophie jusqu'à Descartes et Spinoza et même au-delà : le petit texte de Jean-Paul Sartre, par exemple,  "l'existentialisme est un humanisme"  qui postule l'antériorité de l'existence sur l'essence, nécessite de connaître le sens du mot "essence", chez  Aristote et St Thomas d'Aquin, pour la compréhension de la notion de substance ("upokaïmenon" en grec) et d'accident, essentielle en philosophie ou de la querelle des "universaux"...

 

La grammaire, souvent négligée dans les études primaires et secondaires - elle fut même quasiment interdite par les inspecteurs après les annés 70 sous prétexte que "ça ennuie les élèves" (!)  - a un intérêt en elle-même en tant que "gymnastique intellectuelle" et est l'une des deux voies d'accès, avec les mathématiques à la pensée logique (la nature, la fonction, le genre et le nombre, l'action, le sujet, l'objet, l'attribut, la cause, la conséquence...)

 

Je conçois que l'étude du latin et du grec  ne passionne pas tout le monde  ("Il n'y a rien de plus incompréhensible que les passions des autres, disait Marcel Proust et il avait raison) et il y a, comme le font remarquer certains avec justesse d'autres formes de gymnastique intellectuelle : les langue dites "vivantes", les sciences, les mathématiques - une invention des Grecs : la Médaille Fields de mathématiques est gravée  du portrait et d'une sentence, en latin, d'Archimède, le précurseur des "mathématiques appliquées" : "Transire suum pectus mundoque potiri." : "Dépasser ses limitations humaines et se rendre maître de l'univers" ;  tout un programme ! C'était celui de Descartes et de Francis Bacon et c'est encore le nôtre, pour le meilleur et pour le pire, mais encore faut-il savoir d'où vient  ce "programme" (le prométhéisme) pour éventuellement en faire la critique.


Mais je m'inquiète d'un monde "futur" qui aurait complètement oublié son passé gréco-romain (et judéo-chrétien, la question de la croyance mise à part) car ces deux langues sont  à l'origine de la culture européenne, elles constituent une grande partie de nos racines intellectuelles et spirituelles.

 

La distinction entre la langue et la culture (ou la civilisation) me paraît assez artificielle, une culture donnée s'exprimant dans la langue qui lui est propre et le langage étant consubstantiel à la pensée, l'étude de la langue demeure la meilleure voie d'accès à la compréhension d'une civilisation.

 

Le mot français "vérité, issu du latin "veritas" n'a pas le même sens par exemple que le mot grec "aléthéia", le mot "Dieu, issu du latin "deus" ne peut désigner le "Dieu" biblique d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, Celui dont on ne connaît pas le Nom, non pas "Celui qui est" (l'upokaïmenon de la philosophie d'Aristote, la "substantia" des stoïciens romains), mais, explique Claude Vigée dans "Le miel et la rosée", Celui dont le Nom s'écrit au futur : "Eréïe Esher Ereïé ("Je serai qui je serai, librement, avec vous".)

Il y a eu un "frémissement" du côté de l'inspection générale avec les nouveaux programmes de 6ème et "l'étude des textes fondateurs de la culture occidentale" : l'Ancien et le Nouveau Testament, L'Iliade et l'Odyssée, Les Métamorphoses d'Ovide... et je m'en réjouis. La plupart des élèves de 6ème sont passionnés par ces textes.

La connaissance de la langue donne accès à la compréhension du sens et toute pensée bien menée devrait commencer par une analyse étymologique de la notion sur laquelle on se propose de réfléchir (écologie, politique, démocratie, citoyenneté, etc.)

Il sera toujours nécessaire de faire du grec et du latin, à moins que l'on ne décide de faire table rase du passé, mais cette fois pour de bon comme les Khmers rouges ou les gardes de la même couleur au moment de la révolution culturelle, la violence en moins.

La société néo-libérale avec son cortège d'experts en marketing et de personnalités du show bizz a appris à s'en passer et l'effacement se fait en douceur et "tout naturellement" dans le meilleur des mondes, un monde de singes nus, d'ilotes gavés de nourriture industrielle, de publicité, d'images et de joujoux électroniques.

 

Le grec et le latin, "ça ne sert à rien" affirment péremptoirement les enfants de la télé.


Reste la volonté individuelle, relayée par les pouvoirs politiques au niveau de l'Éducation nationale, la culture comme contrepoids à la logique du marché et de la consommation.

On en revient toujours à l'État dont on doit redécouvrir la fonction régulatrice.

 

Le projet de réforme du CAPES de Lettres classiques contre lequel vingt membres du jury ont démissionné le 14 juillet 2010 ne laisse guère d'illusions, à terme, sur l'avenir de l'enseignement des langues anciennes.

 

Si personne n'y prend garde, l'enseignement du latin aura complètement disparu dans les prochaines années, comme a déjà presque disparu l'enseignement du grec.


Le pire n'est pas sûr, mais n'est pas exclu : la fabrication d'une société sans mémoire.

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :