Le Livre de sable (El libro de arena), p. 266-279 in Le Livre de sable (El libro de arena), Folio/Gallimard, 1990, traduit de l'espagnol par Françoise Rosset, préface et notes de Jean-Pierre Bernès.
"Me dijo que su libro se llamaba El Libro de Arena porque ni el libro ni la arena tienen ni principio ni fin." (Il me dit que son livre s'appelait le Livre de sable parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.")
Cette fascinante nouvelle a donné son titre au recueil. Borges a imaginé qu'il puisse exister un "Livre sans fin", le livre des livres qui contient tous les livres passés, présents et à venir. Le Livre n'a pas de première page, ni de dernière page. Il comporte un nombre infini de pages.
Le narrateur qui l'a acheté à un colporteur qui l'a lui-même acquis auprès d'un paria indien se débarrasse du Livre de sable en le cachant parmi les rayons de la bibliothèque nationale de Buenos Aires dans laquelle il prend soin de ne plus jamais remettre les pieds.
Le Livre de sable est basé sur le paradoxe mathématique de l'infini : le nombre de pages du Livre de sable est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Les composants d'une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque. "Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps." (p. 273)
Le narrateur acquiert le Livre de sable en l'échangeant contre une Bible ancienne très précieuse et toutes ses économies, puis s'en débarrasse.
Le narrateur ressent le Livre de sable comme un objet "obscène" et "diabolique" ; il ne dort plus du sommeil du juste, il n'a pas la conscience tranquille et le livre devient pour lui une véritable obsession... Le Livre de sable représente "l'infini actuel", séparé du Bien, de la perfection et du sens que Hegel appelle "le mauvais infini" et que les philosophes grecs nommaient "apeiron".
Le narrateur (la conscience occidentale) a échangé le monde clos de la Bible, erroné aux yeux des positivistes, mais humainement habitable (doté d'un sens) contre le monde infini, scientifiquement vrai, mais humainement inhabitable du Livre de sable.
A la fin de la nouvelle, le narrateur ne possède plus la Bible ancienne (l'idée que les textes sacrés, interprétés au pied de la lettre, répondent à toutes les questions), puisqu'il l'a cédé au colporteur, mais il s'est aussi débarrassé du Livre de sable (qui représente "l'humanisme athée" et l'idée que la science a réponse à tout).
Borges semble rejoindre le point de vue d'Origène à propos de l'infini "par nature incompréhensible" : "On doit dire que la puissance de Dieu est limitée et on ne peut pas supprimer, sous prétexte de l'honorer, cette limitation. Car si la puissance de Dieu était infinie, il s'ensuivrait inévitablement qu'elle ne se connaîtrait pas elle-même ; car l'infini est par nature incompréhensible." (Origène, cité par Leszek Kolakowski, Philosophie de la Religion, chapitre 1, "Le Dieu des échecs : Théodicée", Librairie Arthème Fayard, 1982, p. 32)
1) Infini, adjectif : Qui n'a pas de borne, soit en ce sens qu'il est actuellement plus grand que toute quantité donnée de même nature (infini actuel), soit en ce sens qu'il peut devenir tel (infini potentiel). Ce mot, employé seul, a toujours le premier sens ; le second appartient proprement aux termes indéfini, ou infiniment grand. "je ne me sers jamais du mot d'infini pour signifier seulement n'avoir point de fin, ce qui est négatif et à quoi j'ai appliqué le mot d'indéfini, mais pour signifier une chose réelle, qui est incomparablement plus grande que toutes celles qui ont quelque fin.' (Descartes, Lettre à Clerselier, Ad. et Tann., V, 356)
Spécialement, un ensemble formé d'unités distinctes est dit infini s'il est "équivalent à une partie de lui-même", c'est-à-dire si l'on peut établir une correspondance terme à terme, univoque et réciproque, entre les unités qui composent cet ensemble et celles qui composent l'une de ses parties (par exemple entre la suite naturelle des nombres et la suite des nombres premiers, qui y est comprise). Les "nombres infinis" ont aussi été définis négativement : les nombres cardinaux qui ne font pas partie de la suite ordinale des nombres obtenus par l'addition successive de l'unité à elle-même. Le "plus petit" de ces nombres est "le nombre des nombres finis" que Cantor a représenté par oméga et Whitehead par alpha omicron.
2) Infini, substantif :
A) Ce qui est infini en quelque attribut ; le plus souvent la grandeur ou distance infinie. "Il faut soigneusement distinguer entre l'infini proprement dit de l'indéfini, qui n'est qu'un fini variable." (Couturat, De l'infini mathématique, Livre IV, Ch. I : "l'infini géométrique" - "un point à l'infini"
B) L'Être infini en tous ses attributs. "Il n'y a que Dieu, que l'infini... qui puisse contenir la réalité infiniment infinie que je vois quand je pense à l'Être." (Malebranche, Entretiens métaphysiques, II, § III. "Dieu ou l'infini n'est pas visible par une idée qui le représente." Ibid., II, § IV.
Note :
On confond généralement l'infini relatif, c'est-à-dire ce qui n'a aucune limite assignable, avec l'infini absolu (que Cantor, Wundt, Lasswitz ont appelé transfini), c'est-à-dire ce qui n'a aucune limite possible. Le premier exprime une simple possibilité, le second une effectivité complète, qui pourrait se définir aussi : une totalité dans laquelle tous les degrés de diminution ou d'augmentation sont donnés d'avance. Avec l'infini absolu nous sommes donc hors du concept de grandeur ; entre lui et l'infini relatif (infiniment grand, infiniment petit) il y a non une différence de quantité, mais de qualité. Voir cantor, Zur Lehre von Transfiniten, 1890 ; Wundt, Logik (1883), II, 127-128 - Le premier s'appelle encore infini négatif, ou indéfini, le second infini positif ou illimité (illimitatio), traduction du mot Unbegrenzt employé par Dürhring dans sa Natürliche Dialectik, 1865. (C. Ranzoli)
Cf. la doctrine de Descartes sur la connaissance de l'infini inspirée par Anselme de Cantorbery (la preuve dite "ontologique" de l'existence de Dieu) : "La notion que j'ai de l'infini est en moi avant celle de fini, pour ce que, de cela seul que je conçois l'être ou ce qui est sans penser s'il est fini ou infini, c'est l'être infini que je conçois ; mais afin que je puisse concevoir un être fini, il faut que je retranche quelque chose de cette notion générale de l'être, laquelle par conséquent doit précéder." (Descartes, Lettres, Ed. Adam et Tannery, t. V, p. 356)
Leibniz, reprenant une expression d'origine aristotélicienne et scolastique appelle praedicatum infinitum un terme négatif tel que "non-sage". Opuscules et fragments inédits, Ed. Couturat, 317. (Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande, Presses universitaires de France, 1972)
"Dans le monde clos, fini et ordonné qui est le cosmos grec, l'infini (apeiron) ne peut être pensé que comme chaos. Échappant à toute limite, toute mesure, bref à toute détermination rationnelle, il ne peut être qu'incommensurable et inexprimable. Il s'apparente donc au néant. Le philosophie platonicienne donne cependant une place à l'infini dans le champ du discours : il devient synonyme d'indéfini (non fini), notion encore négative.
A partir de Copernic, l'infini devient une réalité - ou une idée - positive : le monde est, de fait, infini. Chez Descartes, l'infini acquiert même une positivité métaphysique : l'infini c'est Dieu, l'être absolu qui rend raison de tout ce qui est, et qui contient toutes les perfections.
A partir de là, c'est cet infini, à la fois actuel et absolu, que la science et la philosophie s'attacheront à penser et à construire mathématiquement."
(La Philosophie de A à Z, Elisabeth Clément, Chantal Demonque, Laurence Hansen-Love, Pierre Kahn, chez Hatier)
Note sur infini actuel et infini potentiel :
"Dans les Fondements d'une théorie générale des ensembles (1883), Georg Cantor distingue l'infini improprement dit ou fini variable et l'infini proprement dit ou infini parfaitement déterminé. Cette distinction est l'aboutissement d'une longue histoire conceptuelle qui remonte à la détermination aristotélicienne de l'infini comme potentialité de la quantité discrète continue. Conception négative qui refuse à l'infini toute existence effective : il ne peut être pensé que comme cette propriété de la grandeur d'être indéfiniment divisible et de la quantité discrète d'être augmentée sans possibilité d'envisager une fin. Penser la possibilité d'un infini existant effectivement suppose une rupture avec l'équivalence métaphysique du fini et du parfait, et une révision de la composition du continu..." (d'après Jacqueline Guichard, IRM de Poitiers, Histoire et philosophie des sciences et des techniques, 11/05/2001, introduction à un séminaire de doctorants)
Emmanuel Kant : les antinomies de la raison pure :
Les antinomies se produisent lorsque la raison tombe dans des conflits insolubles et ne parvient pas à se déterminer en faveur d'une des deux thèses possibles opposées particulières .
Les Antinomies sont importantes aussi pour une autre raison. Kant fait appel à un "procédé" de résolution de ses contradictions extrêmement original reposant sur la distinction entre les phénomènes et les noumènes et la distinction de ces deux concepts, l’amène à dépasser certaines des "querelles" les plus anciennes de la métaphysique. Kant va donc tenter de résoudre les antinomies en procédant à "un dépassement" ; il explique qu'en ce qui concerne les deux dernières antinomies, chacune des thèses opposées sont vraies, mais chaque fois selon des points de vue différents. Celles du "dogmatisme métaphysique" sont vraies si la raison se place "au point de vue" des noumènes, celles de l'empirisme le sont aussi si la raison se place "sur le plan des phénomènes". Kant tente donc ici de réaliser la paix entre l'empirisme et le dogmatisme.
Enfin, la troisième antinomie revêt encore une autre signification essentielle car elle permettra le développement de la philosophie morale dans la Critique de la raison pratique.
La première antinomie porte sur la finitude ou non du Monde.
- Le monde a un commencement dans le temps et est limité d’un point de vue spatial.
- Le monde n’a pas de commencement et n’a pas de limites dans l’espace et il est donc infini aussi bien du point de vue du temps que de l’espace.
La deuxième porte sur l’existence ou non, d’une entité simple indivisible.
- Toute substance composée est constituée de parties simples et il n’existe nulle part quelque chose d’autre que le simple ou que ce qui en est composé.
- Aucune chose composée dans le monde n'est constituée de parties simples et il n'existe nulle part rien de simple en elle.
Le principe de la résolution de la première et de la deuxième antinomie est identique. Dans les deux cas, Kant va montrer que les thèses et les antithèses sont contradictoires, c’est-à-dire, qu’elles s’excluent mutuellement. Or, il va utiliser ce fait comme le point de départ d’une preuve négative (ou, plus exactement, d'une preuve par l’absurde) de la validité de la révolution copernicienne. La première et la deuxième antinomie partent du principe que le Monde et les choses constituants ce Monde sont connaissables en eux-mêmes et non pas, seulement, selon les cadres (c'est-à-dire les formes transcendantales à priori de notre expérience (cf. Esthétique transcendantale). Mais alors cette thèse amène à des contradictions indépassables comme le montrent bien les deux premières antinomies. Kant en conclut donc que la thèse selon laquelle "les objets peuvent être connus en eux-mêmes" est intenable.
La troisième antinomie concerne l'existence ou non de la liberté.
- La causalité d’après les lois de la nature n’est pas la seule forme de causalité à partir de laquelle on peut déduire l’ensemble des phénomènes du monde. Il est donc nécessaire de supposer, en outre, une causalité par la liberté pour expliquer ces phénomènes.
- Il n’existe pas de liberté : tout dans le monde a lieu d’après les lois de la nature.
La quatrième antinomie se rapporte à l'existence ou non de Dieu.
- Un être nécessaire, de manière inconditionnée, fait partie du monde que ce soit comme sa partie ou comme sa cause.
- Il existe nulle part un être nécessaire, de manière inconditionnée, que ce soit dans le monde ou en dehors du monde ou conçu comme sa cause.
La résolution de la troisième et de la quatrième antinomie sont elles aussi identiques. Kant explique que la thèse et l’antithèse de ces deux antinomies sont contraires (et non contradictoires, à la différence des deux premières antinomies). En effet, il est possible, selon Kant, d’affirmer tout à la fois la thèse et l’antithèse. Seulement il faudra se placer dans une perspective différente. La thèse sera vraie d’un point de vue noumènal, c’est-à-dire, si on considère les choses en elles-mêmes, en faisant abstraction des formes a priori de la sensibilité. En ce cas, le concept de liberté et celui d’un être dont l'existence est absolument nécessaire (Dieu en réalité) seront donc des concepts auxquels on ne peut attribuer aucune réalité empirique (Kant parle d’Idées transcendantales pour désigner ce type de "concept" précis). On n’observe pas Dieu ou la liberté comme on observe un phénomène empirique. Il est évident que tels concepts seront sans utilité pour la seule connaissance scientifique. L’antithèse par contre sera vraie d’un point de vue phénoménal c’est-à-dire si on considère les objets tels qu’ils nous sont donnés dans l’expérience. L’antithèse sera alors vraie dans le cadre des sciences physiques.
A propos de Cantor et des nombres transfinis :
Existe-t-il un infini en acte ?
Aristote refusait l’idée d’un infini en acte : il est vrai que l’idée d’un corps infini soulève la question de savoir dans quoi se trouve ce corps. S’il se trouve dans un espace qui le contient, alors cet espace en constitue la limite, ce qui est contraire à l’idée d ‘infini.
Cependant, il n’y a aucune raison pour que la construction des objets mathématiques soit subordonnée aux possibilités ou impossibilités du monde matériel.
D’autres objections surgissent de ce que les propriétés des nombres finis ne se retrouvent pas dans les nombres infinis.
Ainsi, les nombres infinis ne sont ils ni pairs ni impairs : ils ne peuvent s’écrire sous la forme (ω = 2x) ni sous la forme (ω = 2x +1)
Par ailleurs, l’idée d’un ensemble infini en acte fait surgir un paradoxe apparent au regard des propriétés des nombres finis :
En effet, pour tout ensemble fini le « Tout est plus grand que la partie ».
Or, l’ensemble des entiers pairs, ou des carrés ou des cubes, etc.., est aussi grand que l’ensemble des entiers. La démonstration passe par la mise en évidence d’une bijection entre ces divers ensembles.
Pour tout entier n, il existe un entier pair égal à 2n et inversement, pour tout nombre pair m, il existe un entier p tel que p =
Pour tout entier n, il existe , ou
, etc… et inversement…
Cependant, ce n’est là qu’un faux paradoxe et Dedekind s’appuiera justement sur cette caractéristique pour définir les ensembles infinis : « Est infini tout ensemble susceptible d’être mis en bijection avec au moins une de ses parties ».
En définitive, rien n’empêche de construire une nouvelle catégorie de nombres, les nombres transfinis, dans la mesure où :
1) Leur construction respecte le principe de non contradiction.
2) Ils sont rigoureusement définis.
(Jérôme Delangue)