Huis clos est une pièce de théâtre en un acte de Jean-Paul Sartre, rédigée à la fin de l'année 1943 et représentée pour la première fois le 27 mai 1944 au théâtre du Vieux-Colombier, à Paris.
La pièce se déroule en enfer, après la mort des personnages : Garcin, Estelle et Inès. Le titre évoque l'idée de procès, de jugement, mais il s'agit d'un jugement
sans tribunal et sans châtiments physiques ; Garcin, l'un des trois protagonistes de la pièce demande, à son arrivée en enfer, où sont les instruments de torture. Il n'y a pas d'instruments de
torture, les personnages de Huis clos se jugent et se torturent moralement les uns les autres.
Garcin était directeur d'un journal pacifiste en Amérique latine, à Rio ; il a pris le train pour Mexico, au moment de la déclaration de guerre, dans l'intention de fonder un journal pacifiste ; arrêté à la frontière et jugé, il a été fusillé comme déserteur.
Sartre pose le problème de la signification de nos actes ; nous donnons à nos actes une certaine signification (la phénoménologie parle "d'intentionalité"), mais cette signification, très souvent, nous échappe.
Sartre illustre, à travers le personnage de Garcin, les trois modalités de l'être au monde (cf. L'Etre et le Néant) : "l'en soi", "le pour soi" et le "pour autrui" : le "pour soi", c'est l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes : Garcin, se prend pour un humaniste engagé au service d'une noble cause, celle de la paix ; le "pour autrui", c'est l'idée que les autres se font de nous : les autres prennent Garcin pour un déserteur, un lâche, qui n'a pas voulu se battre parce qu'il a eu peur.
Garcin ne parvient pas à conserver à son acte la signification qu'il lui avait donnée. Il a besoin d'un regard extérieur ; seul le jugement d'autrui peut donner une signification à son acte. Il demande successivement à Estelle, puis à Inès d'annuler le jugement porté "là haut" sur lui. Il veut s'entendre dire qu'il n'est pas un lâche, mais "en connaissance de cause". "L'acquitement" d'Estelle ne le satisfait pas, car elle "acquitte" Garcin pour lui faire plaisir, pour le rassurer ; le "problème" de Garcin - ce qui lui tient le plus à coeur - la dépasse et l'ennuie, alors qu'il est essentiel pour Garcin. Seul Inès pourrait "sauver" Garcin, mais elle s'y refuse car Garcin est son rival, "elle le tient". Garcin est à la merci d'Inès : si Inès décide qu'il est un lâche, il le sera pour l'éternité. Garcin "possède" l'objet du désir d'Inès, Estelle, mais Inès détient la clé de la signification des actes de Garcin.
La pièce reprend partiellement le schéma d' Andromaque de Racine dans laquelle, comme on le sait, chaque personnage en aime un autre qui ne l'aime pas. Hermione aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui demeure fidèle au souvenir de son époux disparu, Andromaque n'aime pas Pyrrhus et Pyrrhus n'aime pas Hermione. Dans Huis clos, la situation est légèrement différente : Garcin et Estelle sont attirés l'un par l'autre, mais Inès s'ingénie à rendre cette relation impossible ; Garcin ne peut ni échapper au regard d'Inès, ni la tuer, puisqu'elle est déjà morte !
La pièce tourne autour de la question du jugement : le sens du comportement de Garcin est finalement indécidable : est-il un lâche ou non ? Seuls "les autres" pourraient le lui dire, mais il ne parvient ni à se reconnaître dans leur jugement, ni à déterminer lui-même le sens de sa conduite et cette indétermination lui est intolérable. Le sens de son comportement envers sa femme, en revanche, ne fait aucun doute pour lui : il sait qu'il a "mal agi", mais n'en éprouve aucun remords. Ce qui tourmente Garcin, ce n'est pas le mal (réel) qu'il a fait, mais l'idée que les autres (en haut) et Inès ont de lui. Garcin est un homme "divisé", dédoublé, en lui coexistent un personnage "privé" dominateur, jouisseur, égoïste, sadique et un personnage "public" humaniste, pacifiste, idéaliste.
Le personnage d'Inès : son prénom a une connotation espagnole ; elle est brune, passionnée, destructrice, elle a le goût du malheur, de la provocation, de la destruction. Lesbienne, elle a séduit une jeune fille et l'a détournée de son mari. Inès est une femme "damnée", "méchante" qui ne peut vivre que dans la haine.
Estelle (étoile) : aussi blonde qu'Inès est brune, elle a un aspect fragile, innocent, elle est pâle et fait penser à une eau stagnante, à un étang. Mondaine et superficielle, elle a vécu dans un milieu protégé. C'est un personnage double, comme Garcin : son aspect innocent, fragile, agréable et charmant cache l'égoïsme, la dureté et la sécheresse de coeur.
En fait, Estelle n'aime personne d'autre qu'elle-même (narcissisme) ; elle a noyé son enfant.
Inès est sans doute le personnage central de la pièce car elle polarise les désirs des deux autres personnages (elle semble détenir le secret de la plénitude ontologique). Chacun possède l'objet du désir de l'autre et est maître d'y faire obstacle. La rivalité d'appropriation se transforme en rivalité mimétique (Girard), en fascination pour le rival. Le désir selon l'autre est l'enfer du désir.
Huis clos, comme Les Bonnes de Jean Genet, est un pastiche de vaudeville, une pièce à trois personnages (le mari, la femme et l'amant) ; on pourrait parler de "vaudeville tragique" (oxymore). A propos de L'éternel mari de Dostoïevski (cf. Critique dans un souterrain) Girard a montré que la triangulation était la structure même du désir : on demande au "médiateur" de donner du prix à l'objet en le désirant aussi.
On remarque que l'enfer reproduit la structure triangulaire qui a dominé les personnages quand ils étaient "là haut" : Garcin, sa femme, sa maîtresse/ Inès, son mari, sa maîtresse/ Estelle, son mari, son amant.
Dans son commentaire de Huis Clos (cf. la vidéo ci-dessous), Jean-Paul Sartre explique qu'il faut prendre la pièce (et notamment l'enfer) dans un sens symbolique. La phrase fameuse : "l'enfer c'est les autres" ne signifie pas que les autres nous font du mal et nous rendent malheureux, mais que le jugement que nous portons sur nous-mêmes dépend du regard qu'autrui porte sur nous (nous intériorisons le jugement d'autrui, à commencer par celui de nos parents quand nous étions enfants)... autrui n'est pas un malheureux accroc dans le "long fleuve tranquille" de l'acquisition de la conscience de soi, il en est la condition ontologique (la phénoménologie parle "d'intersubjectivité"), c'est pourquoi la liberté n'est jamais donnée au départ : "Autrui est le médiateur indispensable entre moi-même et moi-même." (Maurice Merleau-Ponty) ; nous sommes dépendants d'autrui à tous les égards, à commencer par la constitution de notre conscience et cette dépendance peut devenir un enfer car autrui nous emprisonne, nous "chosifie", réduit notre existence, notre liberté, à une "essence" (gentil, obéissant, méchant, etc.). Huis clos nous incite à casser le plâtre (l'expression est de Sartre) qui nous emprisonne et à décider nous-mêmes de ce que nous voulons être, à briser notre dépendance par rapport au jugement que les autres portent sur nous, dépendance qui, pour Sartre, peut faire de notre existence un enfer.
Textes complémentaires :
" L'homme n'est humain que dans la mesure où il veut s'imposer à un autre homme, se faire reconnaître par lui. Au premier abord, tant qu'il n'est pas effectivement reconnu par l'autre, c'est cet autre qui est le but de son action, c'est de cet autre, c'est de la reconnaissance par cet autre que dépendent sa valeur et sa réalité humaine, c'est dans cet autre que se condense le sens de sa vie. (Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Tel, 1947)
"L'homme qui s'atteint directement par le cogito (allusion au "cogito ergo sum" de Descartes) découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la
condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux), sauf si les autres le reconnaissent comme
tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi. (...)
Ainsi, découvrons-nous tout de suite un monde que nous appelerons l'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme décide de ce qu'il est et ce que sont les autres." (Jean-Paul Sartre,
L'existentialisme est un humanisme)