Le travail, accomplissement ou servitude, ouvrage collectif publié par l'académie d'éducation et d'études sociales (annales 2004-2005) sous la direction de François-Xavier de Guibert.
Compte-rendu de la contribution de M. Jean-Marie Schmitz, directeur des établissements Lafarge au Maroc.
M. Jean-Marie Schmitz aborde trois points principaux :
1) La vision chrétienne du travail
2) Comment cette vision a permis à des chefs d'Entreprises et à des hommes politiques chrétiens d'améliorer progressivement les conditions de vie effroyables des ouvriers au début de l'ère industrielle.
3) "En tant que responsable d'Entreprise, je vous montrerai le réalisme de la doctrine sociale de l'Eglise et comment et à quelles conditions les théories modernes du management peuvent rejoindre ses enseignement et ses intuitions les plus constantes."
1) La vision chrétienne du travail :
A l'origine de la vision chrétienne du travail, il y a ce constat : fait à l'image et à la ressemblance de Dieu même et établi pour dominer la terre, l'homme est, dès son commencement, appelé au travail. Le travail est l'une des caractéristiques qui distinguent l'homme du reste des créatures. Il porte la marque particulière de l'homme.
Depuis la désobéissance d'Adam et Eve, le travail est associé à la fatigue et à l'effort, mais "il ne cesse pas d'être un bien parce qu'il permet à l'homme de participer à l'oeuvre du créateur." (Jean-Paul II, Laborem exercens)
De là découlent les quatre traits essentiels de la vision chrétienne du travail :
a) le travail est un devoir de l'homme
b) le travail est fait pour l'homme et non l'homme pour le travail
c) Le travail est prioritaire par rapport au capital
d) Le travail est source de droits pour le travailleur
2) Les initiatives des catholiques sociaux face à la "loi d'airain" du libéralisme économique du XIXème siècle :
NB : "Loi d'airain" : l'expression est du futur Léon XIII, alors jeune évêque de Pérouse (il avait 36 ans en 1846)
Jean-Marie Schmitz cite André Piette, professeur d'économie politique : "Il n'est pas d'erreur plus répandue que d'attribuer à la montée du socialisme les lois et les diverses réalisations sociales qui ont jalonné les dernières décennies du XIXème siècle et les premières du XXème. En fait, la plupart d'entre elles ont été dues à des catholiques sociaux, contre l'opposition de la plupart des socialistes qui voyaient d'abord, dans les réformes tentées, un moyen de retarder la révolution attendue (...), contre aussi la résistance de la plupart des milieux patronaux et conservateurs (A. Piette, Les chrétiens et le socialisme)
Il évoque l'action de Montalembert : en 1841, la première de nos lois sociales interdit l'emploi, dans les fabriques, d'enfants de moins de huit ans et des frères de Mun : lois sur les caisses de retraite le 18 juin 1850 et la préservation du bien de famille en 1898.
C'est encore Albert de Mun qui fut à l'origine des assurances sociales ; commencée en 1886, son action finit par aboutir en 1920 et en 1930, grâce à des lois votées malgré l'opposition, à la fois d'une large partie du patronat, de l'extrême-gauche et de la CGT, hostile à la cotisation des salariés. C'est sous son impulsion que fut votée; en 1884, la loi sur les syndicats, contre Clemenceau qui y voyait un retour aux corporations, abolies en 1791.
Ce sont des chefs d'Entreprises qui, sous l'impulsion d'un industriel grenoblois, Romanet, créèrent les allocations familiales, par un système de caisses par compensation. En 1930, il y avait 230 caisses, 32000 Entreprises et 1 880 000 salariés, malgré l'opposition de la CGT.
On rappelera aussi, plus près de nous, le rôle de François Ceyrac, président du CNPF, dans l'élaboration des grands accords sur la mensualisation des salaires, la formation professionnelle, l'indemnisation du chômage.
3) La doctrine sociale de l'Eglise et le management des Entreprises aujourd'hui :
J.-M Schmitz s'appuie pour cette analyse sur son expérience de DRH du groupe Lafarge, puis de la filiale Lafarge au Maroc : 1400 personnes, chiffres d'affaires : plus de 300 Millions d'euros, 1400 personnes, 140 cadres, dont seulement 4 Français.
Quelle est la finalité de l'Entreprise ?
"Produire des richesses dans un environnement où elle a des concurrents qui bougent et des clients dont les besoins évoluent."
L'Entreprise a donc une exigence de performance et de profit car, si elle ne fait pas de profits, elle n'assure pas sa perennité : "L'Eglise reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l'Entreprise (...) Cependant, au profit, il faut ajouter d'autres facteurs humains et moraux, qui, à long terme, sont aussi essentiels pour la vie de l'Entreprise." (Jean-Paul II, Centisimus annus, § 35)
Cette réussite économique doit se traduire par un progrès social, en faisant bénéficier les collaborateurs de l'Entreprise de la richesse créée (augmentation des salaires, actionnariat, avantages sociaux...)
"L'Entreprise est faite pour l'homme et non l'homme pour l'Entreprise." (Olivier Lecerf, PDG de Lafarge jusqu'en 1989)
"Le travail est fait pour l'homme et non l'inverse." (Jean-Paul II)
Il s'agit, selon Jean-Marie Schmitz, de "concilier cette exigence d'efficacité et cet objectif humain qu'on peut percevoir comme antagonistes."
Il montre que la satisfaction des objectifs humains est une cause déterminante de la progression sur le long terme de l'exigence d'efficacité.
L'efficacité d'une Entreprise est liée à trois éléments principaux :
1) La qualité des compétences qu'elle réunit
2) La façon dont est organisé leur travail commun (la synergie)
3) La motivation de chacun des collaborateurs
Il insiste particulièrement sur les deux derniers points : l'Entreprise réunit des tâches et des savoir-faire très divers : produire, vendre, acheter, investir, gérer, embaucher, former, développer les personnels...
Il faut que ces savoir-faire s'additionnent et se complètent ; cela suppose que l'on substitue aux structures pyramidales et cloisonnées des organisations et des modes de fonctionnement ouverts.
"Plus que jamais, aujourd'hui, travailler, c'est travailler avec les autres et pour les autres : c'est faire quelque chose pour quelqu'un." (Jean-Paul II, Centesimus Annus, § 31)
Il faut que les collaborateurs de l'Entreprise soient encouragés à développer leurs capacités d'initiative et à exercer leurs responsabilités, plutôt qu'à protéger leur tranquillité grâce à l'application docile de procédures et à l'anonymat que peuvent générer une Entreprise d'une certaine taille.
Il faut susciter la motivation à travers deux éléments : la rémunération et le sens du travail que l'on fait.
"L'homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. L'ordre social sera d'autant plus ferme qu'il tiendra davantage compte de ce fait qu'il n'opposera pas l'intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu'il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination." (Jean-Paul II)
Mesures concrètes :
- Moduler la rémunération en deux parts : une part fixe et une part variable en fonction des résultats financiers de l'Entreprise et à la réalisation des objectifs des collaborateurs.
- Développer l'actionnariat salarié et les stock options pour les salariés.
- Développer le salariat au mérite
But : associer le personnel au sucès, sur le long terme, de l'Entreprise.
"Mais l'homme ne vit pas seulement de pain ; il a besoin de comprendre à quoi il sert."
J.-M. Schmitz insiste sur l'importance de la communication, outil stratégique de management : les gens doivent pouvoir poser des questions et avoir des réponses.
"Lorsque, dans une Entreprise, vous avez pu libérer la parole, des trésors d'information vous remontent sur les interrogations des gens, leurs sentiments sur ce qui ne va pas, le degré de compréhension des objectifs et des enjeux de l'Entreprise, qui vous permettent de diriger plus efficacement."
"Il faut faire passer la collectivité d'une "logique d'obéissance" à une "logique de responsabilité".
"La doctrine sociale de l'Eglise (...) reconnaît la légitimité des efforts des travailleurs pour obtenir (...) une participation plus large à la vie de l'Entreprise, de manière que, tout en travaillant avec d'autres et sous la direction d'autres personnes, ils puissent, en un sens, travailler à leur compte en exerçant leur intelligence et leur liberté."
"Le développement intégral de la personne humaine dans le travail ne contredit pas, mais favorise plutôt une meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même." (Jean-Paul II, Centesimus Annus)
"L'Entreprise ne peut être considérée seulement comme une société de Capital, elle est en même temps une société de personnes." (Centesimus Annus, § 25)
Le président Olivier Lecerf a mis au point une Charte des valeurs de l'Entreprise chez Lafarge.
"Les valeurs de Lafarge se sont forgées à partir de références chrétiennes qui se sont laïcisées. Il nous paraît important que ces valeurs soient affirmées partout dans l'Entreprise."
"Ces valeurs sont le respect de l'autre, l'honnêteté, le dialogue ; elles libèrent les énergies et l'efficacité de l'action, même lorsque les modèles culturels historiques ne les ont pas privilégiés."
"Depuis que Lafarge est là, nous travaillons beaucoup plus, mais maintenant, nous savons à quoi ça sert, et finalement nous préférons ça." (des contremaîtres de l'usine de Pékin à Bertrand Colomb)
Extrait d'un document interne du groupe Lafarge, destiné aux patrons d'unité :
- "Votre responsabilité sera de le faire sans brutalité."
- "Votre courage sera de le faire sans faiblesse."
- "Vous les managerez dans le respect des principes et de l'éthique du groupe : honnêteté et franchise dans l'information, anticipation, recherche attentive des meilleurs solutions pour les personnes concernées, accompagnement..."
- "Vous n'hésiterz pas à faire passer les obligations morales avant l'optimisation économique."
"Le vrai leadership est fait de profondeur personnelle, de sens de l'humain et de modernité (Abraham Zaleznik, professeur à l'université de Harvard)