Photo : Magazine Littéraire, octobre 1979
"L'essentiel de Yourcenar … est dans une exigence qui va à contre-courant des tendances de l'époque. Pour dire les choses d'un mot, elle se méfie du bonheur. Elle méprise le bonheur et lui oppose le service, qui est peut-être le mot clé de sa personne et de son œuvre.» Jean d'Ormesson, Une autre Histoire de la Littérature ( Tome II )
Poète, traductrice, essayiste, historienne, critique et romancière Marguerite Yourcenar occupe une place à part dans la littérature contemporaine à l'image de son itinéraire personnel de " fille sans mère, de femme sans enfant, et d'amoureuse sans homme".
Orpheline de mère à la naissance, en 1903, Marguerite de Crayencour est élevée par un père qui sera à la fois un pédagogue, un confident et un ami. En 1921, il finance à compte d'auteur Le Jardin des Chimères, le premier recueil que sa fille Marguerite à écrit , deux ans plus tôt , alors qu'elle n'avait que seize ans. Par jeu elle crée Yourcenar, l'anagramme qui deviendra, à partir de 1947, son nom légal aux Etats-Unis.
Elle publie son premier roman , Alexis ou le traité du vain combat en 1929, l'année de la mort de son père.
Les succès viendront plus tard : 1951 avec les Mémoires d'Hadrien, et 1968, l'année de l'Oeuvre au Noir.
Son œuvre sonde plus volontiers l'histoire et la mythologie que ses contemporains, et ses héros, d'Alexis à Hadrien, de Wang Fo, le vieux peintre des Nouvelles Orientales à Zenon le médecin-philosophe de l'Oeuvre au Noir, sont essentiellement masculins. Comme elle, ils sont humanistes et souvent animés d'une grande exigence. C'est Zenon qui a d'ailleurs cette formule : " La seule horreur, c'est de ne pas servir."
Marguerite Yourcenar fut, en 1980, la première femme élue à l'Académie française.
(Thibault Doulan)
Ce roman en 6 chapitres non numérotés et titrés en latin, est paru chez Plon en 1951.
Les Mémoires d’Hadrien se présente comme une lettre adressée par l’empereur Hadrien vieillissant (76-138) à son petit-fils adoptif de dix-sept ans, Marc Aurèle, qui doit lui succéder en tant qu’empereur.
Cette « méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs » a pour but d’aider le jeune homme à se préparer à la rude tâche qui l’attend et de lui permettre de réfléchir à l’exercice du pouvoir. Hadrien, sur le ton de la confession, y dresse le bilan de sa vie.
"Tout est prêt: l'aigle chargé de porter aux dieux l'âme de l'empereur est tenu en réserve pour la cérémonie funèbre. Mon mausolée, sur le faîte duquel on plante en ce moment les cyprès destinés à former en plein ciel une pyramide noire, sera terminé à peu près à temps pour le transfert des cendres encore chaudes. J'ai prié Antonin qu'il y fasse ensuite transporter Sabine ; j'ai négligé de lui faire décerner à sa mort les honneurs divins, qui somme toute lui sont dus; il ne serait pas mauvais que cet oubli fût réparé. Et je voudrais que les restes de Lucius Aelius César soient placés à mes côtés.
Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d'autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus...Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts."

Il s'agit de l'épilogue des Mémoires d'Hadrien, roman publié en 1951 du grand écrivain français du XXème siècle, Marguerite Yourcenar. Dans ce récit faussement autobiographique, l'auteur imagine la vie (très idéalisée) de l'empereur Hadrien et retrace l'atmosphère de la fin de l'Empire romain. Ce passage évoque les derniers moments de l'empereur. En quoi l'auteur fait-elle apparaître Hadrien comme un empereur, mais aussi comme un homme véritablement humain ? Nous étudierons d'abord les signes du pouvoir, avant de montrer l'humanité du personnage d'Hadrien et enfin son attitude face à la mort.
Sompteuses et solennelles, les funérailles sont destinées à marquer les esprits : "L'aigle chargé de porter aux dieux l'âme de l'empereur est tenu en réserve pour la cérémonie funèbre" : l'empereur est assimilé à un dieu, son pouvoir et sa personne sont sacrés ; un mausolée est un sompteux monument funéraire de très grande dimensions, le mot "pyramide" ("pyramide noire") fait penser aux pharaons de l'Egypte antique, le corps de l'empereur est incinéré.
Note : L'apothéose dans la Rome antique était le rite funéraire le plus honorifique, qui élevait le défunt au rang des dieux. Elle se marquait par le lâcher d'un aigle depuis le bûcher funèbre, qui accompagnait l'âme du défunt vers le séjour céleste des dieux. Le défunt recevait alors le qualificatif de div (divin). Jules César fut le premier à recevoir l'apothéose, sur décision du Sénat romain. Le Sénat décida l'apothéose pour la plupart de ses successeurs.
Hospes comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis iocos…
P. Ælius HADRIANUS, Imp.
"Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d'autrefois..."
Hadrien s'adresse à son âme, "compagne de son corps", dans un dialogue de lui-même avec lui-même qui était, pour Platon, le propre de la pensée. Le corps est "l'hôte" du corps et non pas, comme pour Socrate dans Le Phédon une prison". Il ne s'agit pas pour Hadrien de "s'évader d'ici-bas vers là-haut au plus vite" et d'échapper au tombeau (séma) du corps (soma), mais "d'affronter la mort les yeux ouverts".
La mort n'est pas délivrance, mais renoncement ("tu devras renoncer aux jeux d'autrefois"), car la vie, malgré ses tribulations est belle. La beauté du monde, la beauté des beaux corps (Antinoüs) ne peut être perçue par l'âme qu'à travers le corps. Hadrien s'exorte donc à contempler encore "les rives familières", les "objets que sans doute nous ne reverrons plus" et qu'il ne peut voir que dans la mesure où son âme est encore unie à son corps ("regardons ensemble").
Hadrien n'est pas platonicien. Il ne croit pas à l'existence d'un "monde des Idées", "supérieur" au monde sensible et dont le monde sensible serait le "reflet".
Le dernier paragraphe forme un contraste saisissant avec le premier : il ne s'agit plus de grandiose cérémonie funèbre, d'honneurs divins, "d'aigle chargé de transporter aux dieux l'âme de l'empereur". Ces cérémonies et ces croyances concernent l'empereur. Elles n'ont rien à voir avec l'homme. Il ne s'agit pas pour l'âme d'Hadrien de "monter" au ciel, mais de descendre "dans ces lieux pâles, durs et nus", les limbes ou les enfers, de franchir le Styx et le Léthé (le fleuve de l'oubli), de ne plus être qu'une "petite âme tendre et flottante", d'abandonner les "rives familières" "où la vague fait son murmure de soie froissée et de caresse" et où l'on jouit des "longs soirs roses".
Conclusion :
Le premier paragraphe du texte souligne la dimension impériale d'Hadrien, son pouvoir et donne l'image d'un homme qui prend ses responsabilités jusqu'au bout. Le deuxième paragraphe évoque l'humanité d'Hadrien, sa maladie, sa faiblesse, les sensations qu'il éprouve, sa nostalgie de la beauté du monde, l'affliction sincère de ceux qui l'entourent. C'est un écrivain et un poète. Il n'entre pas dans la mort comme un stoïcien imperturbable. Il parle à son âme comme on parle à une enfant pour la rassurer, avec tendresse et affection : "petite âme, âme tendre et flottante..." Il s'exhorte au courage : "Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts".
Nous avons parfois tendance à imaginer les Anciens riant et festoyant, le front ceint de couronnes de roses. J.K. Chesterton remarqua un jour qu'ils nous étaient supérieurs à beaucoup d'égards, notamment sur le plan du courage et de l'endurance, mais qu'ils étaient tout, sauf joyeux. Les hommes, pour Hésiode, sont semblables à la race des feuilles... Qu'est ce qu'un homme, empereur ou esclave ? Une "petite âme tendre et flottante, compagne d'un corps qui fut son hôte et qui devra descendre en des lieux pâles, durs et nus où elle devra renoncer aux jeux d'autrefois" : Toute la grandeur et toute la mélancolie de la culture antique est dans cette épitaphe.
Buste d'Antinoüs