Emmanuel Kant (Königsberg, 1724-1804)
Comme André Glucksmann dans Les Maîtres Penseurs, Maurice Clavel s'attaque aux racines philosophiques et métaphysiques des totalitarismes qui ont enchaîné le XXème siècle : la pensée de Fichte, de Hegel, de Marx et de Nietzsche.
Tandis que Glucksmann trouve de quoi se prémunir chez les Humanistes de la Renaissance : Erasme et Rabelais - Les Maîtres Penseurs s'ouvrent sur une analyse de la dystopie (et non de l'utopie) de Thélème - c'est dans la pensée critique d'Emmanuel Kant que Clavel découvre un antidote à la pensée totalisante qui s'incarne dans l'Histoire en structures socio-politiques totalitaires.
Clavel parle de ce qu'il connaît bien, s'étant confronté obstinément (depuis la classe de Khâgne au Lycée Henri IV) à la pensée du philosophe allemand de l'Aufklarüng (cf. Maurice Clavel, Critique de Kant et Structure et Genèse de la Critique de la Raison Pure).
Dans Ce que je crois, Clavel résumé ainsi la pensée critique de Kant dans la Critique de la Raison pure :
Il y a deux moyens, selon Kant, pour les hommes, de se mettre d'accord sur la vérité :
a) la correction logique du discours : qu'il n'ait rien de contradictoire. Mais cela ne va pas loin. C'est "formel". Des faussetés ou mensonges peuvent s'articuler à merveille selon la logique.
b) La matière ou l'expérience sensible. Ce qu'on voit, ce qu'on touche peut et peut seul mettre d'accord les esprits. Cela est clair dans les sciences où l'expérience juge en dernier ressort les hypothèses.
Et pourtant, n'y a-t-il pas une contradiction, au moins apparente, entre l'expérience sensible et la science ?
Si, puisque la nécessité et l'universalité des lois scientifiques ne se trouvent pas dans la perception sensible, toujours singulière...
D'où deux tentations contraires, à peu près inévitables :
a) Ou bien nier la science, ou du moins la réduire à une série d'associations perceptives, à des liens toujours provisoires et précaires (Hume).
b) Ou bien nier le sensible, ou du moins en faire une apparence confuse, et réserver la réalité à un monde intelligible accordé à notre esprit, monde que nous pourrions connaître par la science de la raison pure, quel qu'il soit : qu'il ait un aspect sensible ou non, qu'il fasse la trame du sensible ou la transcende, ou les deux. C'est la grande tradition métaphysique (Spinoza, Descartes, Leibniz, Wolf...)
Est-elle valable ? A première vue, pourquoi pas ? Ne voit-on pas déjà les mathématiques aller avec certitude d'idées pures en idées pures, selon une loi interne, sans expérience sensible ? "Ces longues chaînes de raison dont se servent les géomètres" semblent bien garantir leur propre vérité.
Mais alors - Kant revient au fait - d'où vient que les mathématiques soient parfaitement assurées depuis Thalès et Euclide, et que toutes les métaphysiques soient douteuses et contradictoires entre elles ? Il y a là quelque chose de suspect...
Mais ce fait n'est-il pas lui-même provisoire ? La géométrie n'était rien avant Thalès, la physique quasiment rien avant Galilée. Ne faut-il pas espérer que la métaphysique, à son tour, se constitue un jour comme science ? Question d'autant plus décisive, on le voit , qu'elle dépasse le temps de Kant et embrasse tout l'avenir, dont notre présent.
Non, dit Kant, s'arrogeant le droit de couper court une fois pour toutes. Il n'y aura jamais de métaphysique légitime, ni même possible. Nous ne connaîtrons rien au-delà de nos sens, au-delà des phénomènes.
Où puise-t-il cette formidable assurance ?
Dans un nouvel examen de l'apparition du sensible et de ses conditions.
L'expérience sensible, c'est ce qui se présente à nous, hommes, dans l'espace et le temps. Nous ne la créons pas, nous n'y pouvons rien, nous la recevons...
Or l'espace et le temps ne sont pas des objets des sens. Chacun voit en eux et nul ne les a jamais vus.
Ils ne sont pas des choses qui contiennent les choses. Aucun objet n'est dans l'espace comme l'encre dans l'encrier. Ils rendent possibles, par contre, les rapports de contenance.
Ils ne sont pas non plus des idées. A-t-on jamais vu des choses dans une idée ? A moins que toutes choses ne soient idées. Mais idées par rapport à quoi ?
Seraient-ils des rapports ? Mais des rapports de quoi ? D'espace et de temps ! Nous voilà bien avancés !
Donc l'espace et le temps ne sont ni pensés, ni pensables. Et toujours là, sensibles sans sensations, avant qu'on ne tente de les penser. Pas même imaginables : c'est par eux que l'on peut imaginer. Se précédant eux-mêmes, en quelque sorte et précédant toutes choses. Kant dit : a priori.
Nous ne les connaissons pas : nous les intuitionnons, nous coïncidons, nous les habitons, nous les sommes.
La découverte de ce "sensible a priori", impensé, change tout dans la pensée.
En effet, l'espace et le temps sont notre base, notre racine, notre statut humain d'êtres sensibles, passifs, notre manière matérielle en quelque sorte, de percevoir, de recevoir... Quoi ? Evidemment pas le monde des phénomènes sensibles, puisqu'il n'est possible et sensible que par l'espace et le temps, et en quelque sorte après eux... Mais "quelque chose" qui, une fois spatialisé, temporalisé par nous, sera, - pourra être, deviendra - le monde des phénomènes sensibles.
Kant l'appelle la "chose en soi". On peut dire : l'Etre. Qu'en connaissons-nous ? Qu'en pouvons-nous connaître ? Rien. Plus précisément, à la question : "Que connaissons-nous de l'Etre ?", il faut répondre : "le monde", bref ce que nous faisons de l'Etre.
La connaissance humaine n'est pas un regard sur l'Etre. Elle n'est pas le choc de l'Etre, mais la réponse à ce choc.
Au reste, si nous connaissions l'Etre directement, lui et nous affranchis des conditions de l'espace et du temps - limitatives, progressives, humaines -, si l'Etre était intelligible au pur intellect, nous en saurions tout. Or cela n'est pas. Donc la métaphysique, prétendue science de la raison pure, n'est pas.
Mais alors, que connaît la raison ? Ou mieux - question critique - que peut-elle connaître ? Le sensible ! Rien que le sensible !
Nouvelle révolution. Examinons en effet la possibilité d'un phénomène sensible, non point en général, mais en particulier. Comment un tel phénomène se tient-il devant nous, selon l'espace et le temps ? Eh bien, il ne se tient pas du tout. Il se dissout, il se décompose, il se résout en une poussière d'éléments jusqu'à l'infini, au mieux en sensations chaotiques et punctiformes, sans espace ni temps conçus ni même perçus. C'est le "divers pur" de Kant, le divers qui n'est que le divers.
Donc, tout objet sensible n'a pas seulement à être uni aux autres par un ordre nécessaire, si l'on veut qu'il y ait une science ; mais il doit être en quelque sorte uni en lui-même, également par un ordre nécessaire, si l'on veut qu'il y ait seulement sensation. Et il y a sensation.
Et qui donne cet ordre, qui opère cette union, cette "synthèse" constitutive de la plus simple apparence ou apparition sensible ? Kant répond forcément : nous-mêmes. Notre esprit, ses lois.
Ainsi, le même travail humain qui unit entre eux les phénomènes divers selon les lois de la science, est déjà à l'oeuvre dans l'unification du divers pur en un phénomène.
D'où deux conséquences décisives, réciproques :
1. La simple possibilité de la perception suppose, à titre de condition, la validité de la science.
2. Les lois ou principes de l'esprit n'ont de sens, de terrain, de portée, de validité, de destination même, que dans la constitution et la connaissance des phénomènes sensibles. En eux-mêmes, ces lois ou principes sont vides. L'esprit est de la terre ou voué à la terre. Il nous la donne et elle le fonde. La métaphysique est impossible.
Tout cela est un acquis définitif de notre pensée. La science est à la fois fondée dans son domaine, et limitée par lui. Et non pas limitée par un inconnu, toujours provisoire, mais par un Inconnaissable, qui est l'Etre.
Elle se joue et se déroule tout entière entre l'impensé de l'espace-temps et l'inconnaissable de l'Etre. Mais c'est ainsi, car autrement rien n'apparaîtrait, ou nous saurions tout. Comme quelque chose apparaît et que nous ne savons pas tout, c'est ainsi.
Et que répondra-t-elle la science, si l'Etre nous touche - ou si nous le touchons - d'une autre façon que par elle ? Par la Foi ?
Rien. Elle ne peut rien répondre. Elle n'a aucun moyen de se prononcer là-dessus. Ni pour ni contre.
"J'ai limité le savoir pour faire place à la Foi."
Cette phrase immortelle où Kant résume son oeuvre est peut-être maladroite. Il eût été plus juste d'écrire : "J'ai limité le savoir de telle sorte que place fût faite à la Foi."
Mais elle constitue en tout cas le seul point de contact qui fût jamais entre la pensée humaine et la Foi, tout en fondant la légitimité de cette dernière - si elle est là - sans l'induire ni la déduire. La Foi ne pourra jamais faire sa preuve et n'aura pas à la faire. Car il ne peut y avoir de preuve contre la Foi, le croyant détenant une expérience que l'incroyant n'a pas, et peut respecter, suspecter, récuser, non réfuter.
(Maurice Clavel, Ce que je crois, p. 37-46)