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Alain Finkielkraut : Nous autres, modernes
Les éditions Gallimard ont publié en poche, en folio-essais plus précisément, un cours d'Alain Finkielkraut dispensé à Polytechnique, intitulé Nous autres modernes. Alain Finkielkraut y inte...
Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes, quatre leçons, Editions ellipses et Gallimard/Folio, 2005
Alain Finkielkraut est né à Paris, en 1949. Il est notamment l'auteur de La sagesse de l'amour, La défaite de la pensée et La mémoire vaine. Il enseigne la philosophie à l'Ecole Polytechnique et anime depuis 1985 l'émission "Répliques" sur France Culture.
Aux élèves :
Ce livre s'inscrit dans le cadre de notre réflexion sur l'humanisme. J'ai mis le lien vers un article de Thibaut Gress paru sur le site Actu Philosophia.
Gress reproche à Finkielkraut une approche exclusivement "historiale" (heideggerienne) de la question de la modernité et le recours trop systématique à des écrits fondateurs à partir desquels "tout aurait basculé" : le Discours de la méthode de Descartes, le Novum organum de Francis Bacon et avant eux l'Oratio de hominis dignitate (Discours sur la dignité de l'Homme) de Pic de la Mirandole, paru en 1482 dans lequel Finkielkaut voit la "véritable Bible de l'homme moderne", alors que ces écrits ne sont, pour Gress que les symptômes d'une histoire plurifactorielle qui s'inscrit dans la longue durée. Gress souligne, à cet égard la différence avec Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique à propos du concept d'égalité.
Mais peut-on reprocher à un philosophe d'avoir une approche philosophique - en l'occurrence phénoménologique - de s'intéresser à l'histoire des idées et de chercher, à l'instar de Husserl, à "saisir les essences" ? Les textes de Pic de la Mirandole, de Descartes, de Bacon doivent évidement être considérés comme des symptômes et il me semble que Finkielkraut ne les considère pas autrement.
Vous trouverez sur ce blog un commentaire personnel d'un extrait de ce texte, ainsi qu'un compte-rendu de la conférence de Jean-Paul Sartre : L'existentialisme est un humanisme.
Il faut évidemment lire la Lettre sur l'humanisme de Martin Heidegger, (cf article sur ce blog) où l'on voit tout ce qui rapproche Finkielkraut de Heidegger et tout ce qui séparent Finkielkraut et Heidegger de Sartre.
Selon Alain Finkielkraut, être moderne, c'est :
- s'affranchir de l'autorité des Anciens
- abandonner le concept de nature humaine pour se concevoir et se définir comme liberté.
Voici le passage du chapitre I de Nous autres, modernes ("Les deux injonctions de l'avant-garde") dans lequel il évoque de Discours sur la dignité de l'homme de Pic de la Mirandole, discours fondateur, selon lui, de la modernité :
"L'homme moderne, l'homme en tant que moderne fait sa première aparition en 1482, dans l'Oration de hominis dignitate de Pic de la Mirandole. Cet admirable discours commence par un récit, et pas n'importe quel récit : la Genèse. Dieu a crée le monde et une fois bâti "l'auguste temple de sa divinité", une fois la religion supra-céleste ornée d'esprits, les globes de l'Ether animés d'âmes éternelles, la fange du monde inférieur garnie d'une foule d'animaux de toutes espèces, l'architecte souverain est soudain saisi du désir qu'il y ait "quelqu'un pour admirer la raison d'une telle oeuvre, pour en aimer la beauté et s'émerveiller de sa grandeur".
Seulement voilà : au moment de produire ce contemplateur de l'univers, Dieu constate, penaud, qu'il a épuisé ses ressources. Son magasin d'archétypes est vide. Tout a déjà été distribué entre les ordres supérieurs, intermédiaires et inférieurs (on trouve la même idée chez Platon, dans le Protagoras). Mais il ne convient pas à la sagesse divine d'hésiter dans une oeuvre si nécessaire. Le suprême artisan fait donc de nécessité vertu : il prend l'homme "chef-d'oeuvre à l'image indistincte" et, l'ayant placé au milieu du monde, il lui tient ce langage : "Je ne t'ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. (...) Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celle des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines."
Véritable Bible de l'âge moderne, ce récit des origines donne une forme religieuse à la désactivation du texte sacré et l'apparence de l'hétéronomie (d'une décision venue d'en haut) à la définition de l'homme comme être entièrement autonome. Adam est constitué en auteur par l'Auteur des choses. ce qui lui est révélé, ce n'est pas la loi qui le fonde, c'est qu'il est lui-même source de ses lois. Cette créature a ceci de différent de toutes les autres qu'elle se crée, qu'elle se façonne elle-même et que nulle autorité, nulle transcendance, nulle instance supérieure ne lui défend de se lancer à la conquête des attributs divins de l'omniscience et la toute-puissance. La rupture avec la tradition chrétienne et avec la sagesse des Anciens se camoufle en continuité : Pic de la Mirandole met dans la bouche de Dieu une splendide déclaration d'indépendance humaine.
La dignité de l'homme ne tient plus à la position qui lui aurait été assignée, une fois pour toutes, dans l'édifice cosmique. Ce qui constitue sa dignité, tout au contraire, c'est que rien pour lui, rien en lui n'est une fois pour toutes. Abolition du définitif. L'homme est l'être dont l'agir ne découle pas de l'être mais dont l'être découle de l'agir (cf. Sartre : "l'existence précède l'essence."). Il n'est à proprement parler rien. Comme l'écrit Ernst Cassirer, commentant les philosophes de la Renaissance : "Au lieu de recevoir son existence toute prête de la nature ainsi que les autres êtres et de la tenir en fief, pour ainsi dire, définitivement, il est dans la nécessité de l'acquérir, de lui donner forme par la vertu et par l'art." Le phénomène humain n'est plus substance mais liberté et la volonté d'artificialité prime sur la propension à se conformer à un modèle déterminé ou à une autorité normative.
Mais où donc réside la vérité s'il n'y a plus de nature pour la circonscrire ni d'écrits canoniques pour l'énoncer ? Quelque cent cinquante ans après Pic de la Mirandole, Francis Bacon donne la réponse dans son Novum Organum : la vérité est fille du Temps et non de l'Autorité. Puisque la dignité de l'homme ne consiste plus dans l'accomplissement de sa nature mais dans ses possibilités infinies, il lui incombe d'aller toujours de l'avant et de se dépasser. Sous l'impact des premiers succès de la pensée scientifique, l'être perd sa prééminence ontologique au profit du devenir, et l'humanité bascule dans l'élément de l'histoire. Non plus les histoires mais l'Histoire ; non plus le fablier de l'humanité mais l'itinéraire qu'emprunte le genre humain pour accomplir une vocation que nulle frontière ne limite, nulle définition n'incarcère. "Qu'est-ce que l'Histoire ?" demande un personnage du Docteur Jivago. Et voici sa réponse : "C'est la mise en chantier des travaux destinés à élucider progressivement le mystère de la mort et à le vaincre un jour..." (Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, Folio/Gallimard, p 18-21)