Emmanuel Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Martinus Nijhoff, 1978 et Biblio essais/Le Livre de poche
"A la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d'assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d'humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l'autre homme, du même antisémitisme."
"Dans ce livre je parle de la responsabilité comme de la structure essentielle, première, fondamentale de la subjectivité. car c'est en termes éthiques que je décris la subjectivité. L'éthique, ici, ne vient pas en supplément à une base existentielle préalable ; c'est dans l'éthique entendue comme responsabilité que se noue le noeud même du subjectif (...) L'humanité dans l'être historique et objectif, la percée même du subjectif dans le psychisme humain, dans son originelle vigilance ou dégrisement, c'est l'être qui se défait de sa condition d'être : le dés-intéressement. C'est ce qu veut dire le titre du livre : Autrement qu'être. (...) Être humain, cela signifie : vivre comme si l'on n'était pas un être parmi les êtres."
"La note dominante nécessaire à l'entente de ce discours et de son titre même doit être soulignée au seuil de ce livre, bien qu'elle soit souvent répétée au coeur de l'ouvrage : le terme essence y exprime l'être différent de l'étant, le Sein allemand distinct du Seiendes, l'esse latin distinct de l'ens scholastique. On n'a pas osé écrire "essance" comme l'exigeait l'histoire de la langue où le suffixe ance, provenant de antia ou de entia, a donné naissance à des noms abstraits d'action. On évitera soigneusement d'user du terme d'essence et de ses dérivés dans leur emploi traditionnel. Pour essence, essentiel, essentiellement, on dira eidos, eidétique, eidétiquement ou nature, quiddité, fondamental, etc.
"Reconnaître dans la subjectivité une ex-ception déréglant la conjonction de l'essence, de l'étant et de la "différence" ; apercevoir dans la substantialité du sujet, dans le dur noyau de "l'unique" en moi, dans mon identité dépareillée, la substitution à autrui ; penser cette abnégation, d'avant le vouloir, comme une exposition sans merci au traumatisme de la transcendance selon une susception plus - et autrement - passive que la réceptivité, la passion et la finitude ; faire dériver de cette susceptibilité inassumable la praxis et le savoir intérieurs au monde - voilà les propositions de ce livre qui nomme l'au-delà de l'essence. Notion qui ne saurait, certes, se prétendre originale, mais dont l'accès n'a rien perdu de son antique escarpement. Les difficultés de l'ascension - et ses échecs et ses reprises - s'inscrivent dans une écriture qui, sans doute aussi, atteste l'essoufflement du chercheur. Mais entendre un Dieu non contaminé par l'être, est une possibilité humaine non moins importante et non moins précaire que de tirer l'être de l'oubli où il serait tombé dans la métaphysique et l'ontothéologie." (Emmanuel Lévinas)