Kant, Critique de la raison pure, PUF, pp.184-185
Emmanuel Kant est né le 22 avril 1724 à Koenigsberg, en Prusse (aujourd'hui Kaliningrad en Russie), et mort dans la même ville où il vécut son existence entière le 22 avril 1804 . Issu d'une modeste famille - son père était artisan sellier, il fut professeur pendant plus de quarante ans à l'Université de Koenigsberg, de 1755 à 1797, menant ensemble son enseignement et la composition de ses œuvres. La connaissance, la morale, le droit, l'art, la religion, aucun de ces domaines n'échappe à l'étendu de sa pensée et à la profondeur de son analyse critique.
La Critique de la raison pure, en allemand, Kritik der reinen Vernunft, est une œuvre d'Emmanuel Kant, publiée en 1781 et remaniée en 1787. Elle est considérée comme son œuvre majeure, la plus lue, peut-être la plus difficile, commentée, étudiée et la plus influente. Incomprise à son origine, elle donna rapidement prise à une littérature de controverse. Après la première parution, Kant continua à tenter de clarifier la problématique qui la portait, celle des limites de la raison. Elle donna lieu notamment, à un autre ouvrage intitulé Les Prolégomènes à toute métaphysique future, ce qui lui permit de mener à bien une refonte de son maître ouvrage dans une seconde édition, enrichie d'une nouvelle préface, en 1787. Dans le premier tiers du xxe siècle, la philosophie de Kant est la philosophie régnante dans la plupart des universités européennes. Déjà le jeune Schelling écrivait en 1795 « La Critique de la raison pure est comme telle, inexpugnable et irréfutable [...] La Critique subsistera comme quelque chose d'unique, aussi longtemps qu'il y aura de la philosophie »
Le texte à étudier :
"Tout le monde admet à la fois que l'expérience est la connaissance de l'objet, et qu'elle est le donné sensible. En réalité, ces deux propositions sont incompatibles. Car si l'expérience se confondait avec le donné sensible, elle ne serait qu'une sensation, sans jamais être une connaissance ; elle se réduirait au défilé successif des impressions subjectives, sans jamais connaître un objet. Le double exemple de la maison et du bateau le montre.
Pour la perception sensible, il n'est aucun moyen de distinguer entre la maison, dont les parties, perçues successivement, coexistent objectivement dans la simultanéité, et le bateau qui descend le fleuve, dont les positions, elles aussi perçues successivement, sont cette fois objectivement successives. La perception sensible est incapable de se distinguer elle-même, qui est subjectivement successive, des propriétés de l'objet, qu'elles soient simultanées ou successives. Il faut donc chercher ailleurs que dans l'intuition sensible, le moyen de distinguer l'objet et le sujet.
Ce moyen, c'est une règle nécessaire par rapport à laquelle contingence et nécessité prennent leur sens : les positions du bateau sont objectivement successives, en ce que le bateau est nécessairement en amont avant d'être en aval, au lieu que les parties de la maison sont objectivement simultanées, parce qu'elles sont, selon l'avant et l'après, dans un ordre contingent ; je puis commencer indifféremment, en la parcourant des yeux, par le haut ou par le bas. Il n'est pas vrai que nous percevions l'objet, et la perception n'est pas l'expérience ; il faut comprendre que le bateau descend le fleuve, et que les parties de la maison existent toutes en même temps ; la saisie de l'objet dans son objectivité est déjà un acte d'entendement.
Rien n'est connu qui ne soit donné dans l'intuition sensible ; mais l'intuition sensible n'est pas, à elle seule, une connaissance. La règle, par laquelle est possible l'expérience, c'est-à-dire la connaissance d'un objet, est de l'entendement ; le donné sensible ne la contient jamais.
Or, arrivons maintenant à notre problème. Que quelque chose arrive, c'est-à-dire qu'une chose ou un état, qui n'était pas auparavant, devienne, c'est ce qui ne peut pas être empiriquement perçu, s'il n'y a pas eu auparavant un phénomène qui ne contenait pas cet état en lui-même, car une réalité qui succède à un temps vide, par conséquent un commencement qu'aucun état des choses ne précède, ne peut pas plus être appréhendé que le temps vide lui-même. Toute appréhension d'un événement est donc une perception qui succède à une autre. Mais comme dans toute synthèse de l'appréhension, les choses se passent comme je l'ai montré plus haut pour le phénomène d'une maison, elle ne se distingue pas encore par là des autres. Mais je remarque aussi que, si dans un phénomène qui renferme un événement, je nomme A l'état antérieur de la perception et B l'état suivant, B ne peut que suivre A, dans l'appréhension et la perception A ne peut pas suivre B mais seulement le précéder. Je vois, par exemple, un bateau descendre le cours d'un fleuve. Ma perception de la position qu'il occupe en aval du courant du fleuve est postérieure à la perception de la position qu'il occupait en amont, et il est impossible que, dans l'appréhension de ce phénomène, le bateau puisse être perçu en aval et ensuite en amont du courant. L'ordre dans la série des perceptions qui se succèdent dans l'appréhension est donc ici déterminé et cette appréhension est liée à cet ordre. Dans l'exemple précédent d'une maison mes perceptions dans l'appréhension pouvaient commencer au sommet et finir au sol ; je pouvais aussi les faire partir du bas et finir en haut, et également appréhender par la droite et par la gauche le divers de l'intuition empirique. dans la série de ces perceptions il n'y avait pas d'ordre déterminé qui m'obligeait à commencer par un côté ou par un autre l'appréhension pour lier empiriquement le divers. Cette règle se trouve toujours dans la perception de ce qui arrive et elle rend nécessaire l'ordre des perceptions qui se succèdent (dans l'appréhension de ce phénomène).
Il faudra donc, dans le cas qui nous occupe, que je dérive la succession subjective de l'appréhension de la succession objective des phénomènes parce que la première serait autrement tout à fait indéterminée et ne distinguerait aucun phénomène d'un autre. Celle-là seule ne prouve rien quant à la liaison du divers dans l'objet parce qu'elle est totalement arbitraire. La seconde consistera dans l'ordre du divers du phénomène, ordre qui fait que l'appréhension d'une chose (qui arrive) suit l'appréhension d'une autre (qui précède), suivant une règle. C'est ainsi seulement que je puis être autorisé à dire du phénomène lui-même, et non pas seulement de mon appréhension, qu'on doit y trouver une succession, ce qui signifie que je ne saurais établir l'appréhension que précisément dans cette succession."
(Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, pp.184-185)
Questions sur le texte (Les Philosophes par les textes de Platon à Merleau-Ponty, par un groupe de professeurs, classes terminales, programme 1974, Fernand Nathan,1974, pp. 153) :
1. Relevez la phrase précise qui exprime la thèse de Kant.
2. Remarquer le terme "appréhension" qui désigne la perception sensible, c'est-à-dire la saisie immédiate dans l'intuition du donné sensible.
3.Expliquer le principe selon lequel "toute appréhension d'un événement est une perception qui succède à une autre" ;
4. Comment l'auteur montre-t-il qu'il serait absurde de soutenir le contraire ?
5. Pourquoi est-il essentiel de soutenir que toute appréhension est successive ?
6. Comparer le cas de la maison et celui du bateau ; en quoi sont-ils les mêmes ?
7. Peut-on dire que la synthèse de l'appréhension, c'est-à-dire l'unité du regard, est une saisie de la coexistence objectivement simultanée des parties de la maison ?
8. En quoi le cas du bateau et celui de la maison sont-ils différents ?
9. Que veut dire ceci qu'un phénomène, par exemple un bateau descendant le cours d'un fleuve, renferme un événement ?
9. Qu'est-ce qui permet de distinguer le cas de la maison et celui du bateau ?
10. La règle qui se trouve toujours dans la perception de ce qui arrive, dont un exemple est donné par le bateau qui descend le fleuve, trouve-t-elle son origine dans la perception sensible ?
11. Qu'est-ce qu'une règle ?
12. Quelle différence y a-t-il entre une règle et des circonstances données ?
13. Dans les cas semblables à celui du bateau, je conclus de la succession objective à la succession subjective de l'appréhension, c'est-à-dire de la perception sensible ; pourquoi la conclusion inverse, de la succession subjective à la succession objective est-elle impossible ?
14. Puisque la succession subjective de la perception sensible ne prouve rien quant à la liaison du divers dans l'objet, par exemple quant à l'ordre nécessaire et objectif des positions du bateau, de quoi est-on certain, quant à l'origine de cette liaison ?