Le texte à étudier :
Le Baron de Z... organise un bal dans son château. Les invités viennent chacun leur tour se présenter sur scène. Le premier est Dubois-Dupont.
Dubois-Dupont, il est vêtu d'un "plaid" à pèlerine et à grands carreaux et coiffé d'une casquette assortie "genre anglais". Il tient à la main une branche d'arbre en fleur.
Je me présente : je suis le détective privé Dubois. Surnommé Dupont, à cause de ma ressemblance avec le célèbre policier anglais Smith. Voici ma carte : Dubois-Dupont, homme de confiance et de méfiance. Trouve la clé des énigmes et des coffres-forts. Brouille les ménages ou les raccommode, à la demande. Prix modérés.
Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses autant que... mystérieuses... mais vous les connaîtrez tout à l'heure. Je n'en dis pas plus. Je me tais. Motus.
Qu'il me suffise de vous indiquer que nous nous trouvons, par un beau soir de printemps (il montre la branche), dans le manoir du baron de Z... Zède comme Zèbre, comme Zéphir... (Il rit bêtement) Mais chut ! cela pourrait vous mettre sur la voie.
Comme vous pouvez l'entendre, le baron et sa charmante épouse donnent, ce soir, un bal somptueux. La fête bat son plein. Il y a foule au manoir.
On entend soudain la valse qui recommence, accompagnée de rires, de vivats, du bruit des verres entrechoqués. Puis tout s'arrête brusquement. (...)
Quand je me tais... (Bruits de bal)... ça recommence... quand je commence, cela se tait. C'est merveilleux !
Mais assez causé ! je suis là pour accomplir une mission périlleuse. Quelqu'un sait qui je suis. Tous les autres ignorent mon identité. J'ai tellement d'identités différentes ! C'est-à-dire que l'on me prend pour ce que je ne suis pas.
Le crime - car il y aura crime - n'est pas encore consommé. Et pourtant, chose étrange, moi le détective, me voici déjà sur les lieux mêmes où il doit être perpétré !... Pourquoi ? Vous le saurez plus tard.
Jean Tardieu, Il y avait foule au manoir in Théâtre de chambre, (1966), Editions Gallimard
"La comédie, c'est le sentiment d'être dedans et dehors ; c'est notre fascination pour la mécanique mystérieuse de la scène, bien réelle devant nous, mais aussi fictive ; très intense, mais aussi destinée à s'évanouir après la représentation." (Jean Tardieu)
Commentaire
Introduction :
Jean Tardieu, poète et dramaturge français du XXème siècle, n'a cessé de se demander "comment on peut écrire quelque chose qui ait un sens". Ce texte est situé au début d'une de ses comédies : Il y avait foule au manoir, extraite de son Théâtre de chambre (1966). Il se présente sous la forme d'un monologue, ou plus exactement d'un aparté, dans la mesure où le personnage s'adresse directement au public.
Le Baron de Z... organise un bal dans son château. Les invités viennent chacun leur tour se présenter sur scène. Le premier est le détective privé Dubois-Dupont...
Comment l'auteur renouvelle-t-il les codes théâtraux ?
Nous montrerons l'originalité de cette scène d'exposition, puis sa dimension parodique et enfin son absurdité comique.
I. Une scène d'exposition originale :
Une scène d'exposition se situe au début d'une pièce de théâtre. Elle est destinée à fournir au spectateur toutes les informations nécessaires à la compréhension de l'intrigue : où se passe l'action ? A quelle époque ? Quel est le personnage principal ? Quels sont les personnages secondaires ?...
Dubois-Dupont fournit aux lecteurs et aux spectateurs des indications de lieu : "dans le manoir du baron de Z...", ainsi que de temps : "par un beau soir de printemps". Le spectateur apprend également par le détective privé que le baron et sa femme donnent un bal au manoir et qu'il y a de nombreux invités.
Un énoncé théâtral possède la particularité d'avoir un double destinataire ; un personnage A se trouve sur scène en présence d' un personnage B et lui parle ; le personnage B lui répond. Il s'agit alors d'un "dialogue théâtral". Mais les propos du personnage A sont également destinés à être entendus par les spectateurs. C'est ce que l'on appelle "la double énonciation théâtrale".
Il arrive que dans la vie courante quelqu'un parle tout seul, mais il enfreint alors la norme. On peut pense qu'il est un peu "dérangé" ou bien qu'il est ivre, alors que le fait de parler tout seul, le "monologue" ou "l'aparté" font partie des conventions théâtrales admises en vertu de la double énonciation, car même s'il semble ne parler qu'à lui-même, les paroles du personnage sont destinées à être entendues par le spectateur.
Mais il peut arriver aussi qu'un personnage s'adresse directement aux spectateurs. Nous en avons un exemple ici. Dubois-Dupont est un personnage de la pièce. Il explique ce qui s'est passé auparavant, les raisons de sa présence au manoir et ce qui va se passer ensuite. Il se présente lui-même : "Je me présente : je suis le détective privé Dubois..."
Dubois-Dupont n'explique pas sa présence dans le manoir : "Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses autant que... mystérieuses. Mais vous les connaîtrez tout à l'heure. Je n'en dis pas plus. Je me tais. Motus".
Cette imprécision produit un effet de suspens.
Dubois-Dupont informe le spectateur de ce qui va se passer : "le crime - car il y aura crime - n'est pas encore consommé."
Le contenu humoristique du monologue de Dubois-Dupont fait présager, pour reprendre le titre d'un film des années 30, un "drôle de drame" plutôt qu'un drame ou une tragédie.
II. Une parodie du genre policier :
Un pastiche est une oeuvre artistique ou littéraire dans laquelle l'auteur imite en partie ou totalement l'oeuvre d'un maître ou d'un artiste en renom par exercice, par jeu ou dans une intention parodique. Une parodie est une forme d'humour qui utilise le cadre, les personnages, le style et le fonctionnement d'une oeuvre ou d'une institution pour s'en moquer. Par exemple, le peintre surréaliste Marcel Duchamp parodie La Joconde de Léonard de Vinci en lui ajoutant des moustaches.
Elle se fonde, entre autres, sur l'invention ou l'exagération des caractéristiques appartenant au sujet parodié.
L'auteur joue avec les conventions du genre, le roman policier traditionnel d'avant-guerre, avec, selon Thomas Narcejac, "ses lieux communs et ses traditions souvent étroites" : l'action se déroule dans un manoir, il y a des invités, le propriétaire est un aristocrate... conventions que l'on retrouve par exemple dans les intrigues criminelles de la romancière anglaise Agatha Christie.
Le policier est déjà sur les lieux, comme dans le roman d'Agatha Christie, Le miroir du mort. Dupont-Dubois est habillé comme Sherlock Holmes, le héros des romans et nouvelles ("le canon") d'Arthur Conan Doyle : "Il est vêtu d'un "plaid" à pèlerine et à grands carreaux et coiffé d'une casquette assortie "genre anglais" précise la didascalie.
L'auteur confond volontairement le signifiant (l'apparence de Sherlock Holmes) et le signifié (le plus grand détective privé du monde) : Dubois-Dupont est forcément un excellent détective privé puisqu'il est habillé comme le célèbre Sherlock Holmes.
La figure du détective habillé comme Sherlock Holmes est une métaphore parodique de l'écrivain : "Je suis un grand détective, puisque je suis habillé comme Sherlock Holmes"... "Je serais un grand dramaturge , si j'écrivais des comédies qui ressemblent à du Molière."
Mais Jean Tardieu ne veut être ni Sherlock Holmes ni Molière mais un créateur d'aujourd'hui qui cherche, en faisant rire et sans se prendre au sérieux, la clé d'une énigme sérieuse, personnelle et universelle : quel est le sens de cette comédie qui se termine par la mort ?
III. La dimension comique et "absurde" :
a) l'absurde
Le mot "absurde" vient du latin "absurdus" qui signifie "dissonant", le mot "surdus" signifiant "sourd-muet", donc qui émet des sons incompréhensibles. L'absurde, c'est ce qui ne respecte pas les règles de la logique, ce qui n'est pas en harmonie avec quelqu'un ou quelque chose. Par exemple, une conduite absurde est un comportement anormal, un raisonnement absurde est un raisonnement illogique. L'absurde peut être tragique (Albert Camus, Caligula) ou comique, comme c'est le cas ici.
Selon Albert Camus, l'absurde n'est ni dans le monde, ni dans l'esprit, mais dans la relation entre l'esprit et le monde.
Se rattachant à la littérature de l'absurde, le "théâtre de l'absurde" est inauguré en 1950 par Eugène Ionesco dans sa pièce La cantatrice chauve, l'auteur ayant repoussé les limites de la création en baptisant son oeuvre "antipièce" et en subvertissant les codes traditionnels.
Le théâtre de l'absurde est lié à la crise moderne du langage et du sens. Il porte un regard désabusé sur la condition humaine et souligne la difficulté de communiquer avec les autres. Il tend à représenter la parole comme un objet ayant une fonction purement ludique, et non comme un moyen de communication.
Dans cet extrait, l'absurde repose tantôt sur le non-sens : "Je me présente : je suis le détective privé Dubois. Surnommé Dupont, à cause de ma ressemblance avec le célèbre policier anglais Smith..." - "Quand je me tais (Bruits de bal)... Ca recommence... quand je commence, cela se tait. C'est merveilleux !", tantôt sur une utilisation ludique du langage : "Dubois-Dupont, homme de confiance et de méfiance. Trouve la clé des énigmes et des coffres-forts - le mot "clé" est utilisé en syllepse, au sens propre et au sens figuré - Brouille les ménages ou les raccommode, à la demande..." : "Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses autant que... mystérieuses."(pléonasme, tautologie)
"Quelqu'un sait qui je suis. Tous les autres ignorent mon identité. J'ai tellement d'identités différentes ! C'est-à-dire que l'on me prend pour ce que je ne suis pas" : l'absurde repose ici sur le non-respect du principe d'identité (A=A), dont découle, dans la logique classique (aristotélicienne) le principe de non contradiction (A n'est pas B) et de tiers exclu (A ou B). Dubois-Dupont ne respecte pas le principe d'identité : il est et il n'est pas Dubois-Dupont.
Le roman policier ou la pièce policière relève d'un équilibre entre la raison et l'imagination. L'apparence "fantastique" du crime est un défi à la raison et tout le travail du détective consiste en général à trouver une explication rationnelle à des phénomènes en apparence surnaturels.
La dimension policière de la pièce de Jean Tardieu est donc paradoxale car il n'y a pas genre moins fantastique, moins absurde, plus rationnel et plus logique.
Note : le détective : " - Je suis persuadé, au contraire, monsieur de directeur, que la solution est très raisonnable, très simple...Il m'est souvent arrivé de rencontrer des énigmes qui semblaient insolubles ; j'envisageais les hypothèses les plus extraordinaires, je prêtais aux adversaires que je combattais des moyens surnaturels. Lorsque enfin j'avais rencontré la clef du mystère, force m'était toujours de reconnaître que la réponse était bien en-deçà de ce que j'avais pu inventer. Cette fois encore l'explication qui nous attend est nécessairement logique,rationnelle, humaine en un mot. Comment pourrait-il en être autrement ?" (Pierre Boileau, Le repos de Bacchus, Club du Livre policier, p.111)
b) le comique
Il existe quatre formes de comique : le comique de geste, le comique de mots, le comique de situation et le comique de caractère.
Le comique de situation : le personnage s'adresse directement aux spectateurs pour leur donner des informations concernant les personnages, le temps et le lieu.
Tous les dramatrurges se heurtent aux dilemmes de la scène d'exposition qui doit apparaître la plus naturelle possible, alors que par définition, elle n'a rien de naturel.
Jean Tardieu choisit, quant à lui, d'accentuer le côté artificiel de la scène d'exposition. Tout se passe comme si le personnage présentait des panneaux au spectateurs : "Je suis un détective privé", "L'histoire se déroule dans un manoir", "Nous sommes au printemps", "il va y avoir un crime", etc. Cette manière de présenter les choses accentue le caractère comique de la scène et correspond bien à la définition que donne Bergson du rire : "de la mécanique plaqué sur du vivant".
Le comique de gestes : le personnage, un détective privé, est habillé comme Sherlock Holmes, ce qui n'est pas particulièrement discret dans la mesure où il veut rester incognito, "Il montre la branche", "il rit bêtement".
Le comique de paroles : "Je suis le détective privé Dubois. Surnommé Dupont, à cause de ma ressemblance avec le célèbre policier anglais Smith : le comique repose ici sur un raisonnement absurde, arbitraire et faussement évident : le détective a été surnommé Dupont car Dupont est un nom propre français aussi répandu que le nom propre anglais Smith et que Smith est un célèbre policier anglais - "Voici ma carte : Dubois-Dupont, homme de confiance et de méfiance. Trouve la clé des énigmes et des coffres-forts. Brouille les ménages ou les raccommode, à la demande. Prix modérés." - "Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses autant que mystérieuses : on pense aux deux Duponts dans les albums de Tintin. Le second dit : "Je dirais même plus...", alors qu'il répète la même chose que le premier - "je n'en dis pas plus, je me tais. Motus" - "Qu'il me suffise de vous indiquer que nous nous trouvons, par un beau soir de printemps (...) dans le manoir du baron Z... Zède comme Zèbre, comme Zéphir..." - "Quand je me tais... (bruits de bal)... ça recommence... quand je commence, cela se tait. C'est merveilleux !
Le comique de caractère : l'aspect clownesque et la naïveté loufoque du personnage.
Note : Les traits d'esprit (Witz) procurent du plaisir. En quoi consiste ce plaisir ? D'où vient-il ? Selon Freud, la plupart des traits d'esprit expriment une idée et un affect refoulés sous une forme déguisée, selon des processus analogues au travail du rêve (Traumarbeit), qui déjouent la censure du surmoi : déplacement, condensation, représentation par le contresens, par le contraire, par la représentation indirecte, etc. Freud rapproche le plaisir des traits d'esprit d'un état d'esprit "euphorique", antérieur aux conditionnements sociaux, celui de l'enfance. (cf. Sigmund Freud, Le mot (ou le trait) d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten), traduit de l'allemand par Marie Bonaparte et le Dr. M. Nathan, NRF, Gallimard)
Conclusion :
Cette scène d'exposition fournit au lecteur ou au spectateur, conformément à son rôle traditionnel, un certain nombre d'indications de temps et de lieu nécessaires à la compréhension de l'intrigue. Elle se présente cependant de façon originale dans la mesure où le personnage s'adresse directement au spectateur pour lui donner les indications nécessaires et où elle parodie les conventions du genre policier. La scène d'exposition se rattache ici au "théâtre de l'absurde", qui tend à représenter la parole comme un objet ayant une fonction purement ludique. Malgré la présence d'éléments dramatiques, voire tragiques, le comique et la parodie l'emportent.
Jean Tardieu joue avec les conventions théâtrales en accentuant le caractère nécessairement artificiel d'une scène d'exposition pour produire un effet comique, alors que d'autres préfèrent la rendre la plus naturelle possible, comme le fait, par exemple, Molière dans la scène 1 de l'acte I du Malade imaginaire.
Jean Tardieu participe à la déconstruction des codes de l'illusion théâtrale, tendance qui remonte au milieu du XXème siècle, avec des auteurs comme Jean Cocteau, Eugène Ionesco, Jean-Paul Sartre ou Jean Anouilh.