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André Malraux, incipit de La Condition humaine (travail préparatoire au commentaire)

Texte + courte biographie + résumé de l'oeuvre : cliquer sur le lien.

L'oeuvre et l'auteur :

Publié en 1933, ce texte est extrait de la Condition humaine d'André Malraux (1901-1976), écrivain et homme politique français. Il s'agit d'un roman d'aventure et d'engagement qui s'inspire de la guerre civile en Chine dans les années 30.

Le thème du passage : 

Tchen, un jeune révolutionnaire, s'apprête à tuer un trafiquant afin de pouvoir récupérer un ordre de vente qui permettra à ses camarades d'obtenir des armes.

Le genre du texte :

Roman d'aventure et d'engagement. L'incipit évoque le début d'un roman policier ou d'un film de série noire. (Montrer dans le commentaire la dimension cinématographique du texte).

Les registres : 

Lyrique : expression de sentiments, d'émotions, de pensées personnelles à la première personne (focalisation interne). Il s'agit d'un lyrisme très sobre, très contenu.

Tragique : Le thème de la mort est omniprésent dans le texte, ainsi que du "sacrifice" qui rappelle les origines religieuses de la tragédie grecque. Le lecteur sait que Tchen va tuer le trafiquant.

Dramatique : le lecteur est plongé dans l'action. Il partage les hésitations de Tchen, il a tendance à s'identifier à lui (point de vue interne). Le narrateur ménage un effet d'attente angoissé (suspens). 

Argumentatif : A travers le "monologue intérieur" de Tchen, le lecteur accède aux pensées du personnage, à ses hésitations, à son débat intérieur. Tchen s'interroge sur le sens de ses actes : s'apprête-t-il à accomplir un assassinat, un sacrifice religieux, un geste politique ? Quelle arme va-t-il utiliser : un rasoir ou un poignard ?

La situation d'énonciation :

Le lecteur est plongé "in medias res" (en plein milieu de l'action). Il ne sait pas ce qui s'est passé avant puisqu'il s'agit de l'incipit du roman, mais l'extrait comporte des indications de temps et de lieu qui lui permettent de comprendre en partie la situation :

  • Les indications de temps :

Le narrateur précise Le jour et l'heure : 21 mars 1927 Minuit et demi, comme dans un reportage.

  • Les indications de lieu :

On ne sait pas exactement où se déroule la scène. Le narrateur ne nous donne que des indices. Le texte parle de "buildings" et de bruits de klaxons. Il y a de la circulation automobile et même des "embarras de voiture" (ligne 10), la nuit, à minuit et demi. Nous sommes donc dans une grande ville...

La scène se déroule dans une chambre. Il est question d'une "moustiquaire" : "Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire" (ligne 1) : Nous sommes donc dans un pays lointain, sur un autre continent. Mais on ne sait pas qu'il s'agit de la Chine et de la ville de Changhaï, à l'époque et encore aujourd'hui, la ville la plus peuplée et la capitale économique de la Chine.

Le texte est construit sur une opposition entre l'intérieur (une chambre sombre) et l'extérieur (la ville avec ses bruits de klaxons, ses embarras automobiles, ses lumières électriques...).

Les bruits et les lumières artificielles du monde extérieur pénètrent à l'intérieur de la chambre, mais dans l'esprit de Tchen, les deux mondes sont étrangers l'un à l'autre : "Il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes..." (ligne 10-11)

Cette phrase suggère que Tchen ne se sent déjà plus appartenir au monde (normal) des hommes dont l'acte qu'il s'apprête à accomplir (crime, sacrifice ou geste politique) va le couper définitivement.

Tchen n'appartient plus au "temps des hommes", il est entré dans une autre dimension du temps. Cf. Hamlet de Shakespeare, oeuvre qui porte elle aussi sur le thème de l'hésitation et de la difficulté de tuer : "The time is out of joint" (Le temps est sorti de ses gonds"). 

  • Les personnages :

"Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ?" On n'a aucune indication sur Tchen, à part le fait qu'il porte un nom asiatique ; on ne sait pas exactement qui il est et il n'est pas décrit physiquement - "Un corps moins visible qu'une ombre et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme." (ligne 4-5) : on ne  sait pas non plus l'identité de cet homme et pourquoi Tchen s'apprête à le tuer. On ne voit qu'une forme indistincte et un pied.

C'est ce mélange de précision et d'imprécision qui fait l'originalité de la situation d'énonciation (première partie possible du commentaire)

Le point de vue narratif : 

Le texte est écrit à la troisième personne du singulier : "Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ?" ; le point de vue est d'abord en focalisation externe, puis en focalisation interne : les choses sont vues à travers le regard (la subjectivité) de Tchen. Le lecteur voit ce qu'il voit, s'identifie à lui et éprouve, dans une certaine mesure ce qu'il éprouve (il se met en quelque sorte à sa place). Par le choix dela focalisation interne, le narrateur incite le lecteur  à éprouver une certaine sympathie pour lui.

Les types de textes :

L'extrait comporte les trois types de textes :

  •  Description : "La seule lumière venait du building voisin" (ligne 6) 
  •  Récit : "La vague de vacarme retomba" (ligne 10) . On remarque que ce sont les choses qui agissent (personnifications) et non les hommes. 
  • Monologue intérieur rapporté au style direct : "Découvert ?Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !" (ligne 9) ou indirect : "Il se répétait que cet homme devait mourir" (ligne 13-14)

Les champs lexicaux :

La mort : "frapper" (deux fois) - mourir" - "tuer" (deux fois) - "exécuté" - "sacrificateur" - "sacrifice" - "assassiner" - "rasoir" - "poignard" 

Le corps humain : "corps" - "pied" (deux fois) - "chair d'homme" - "l'estomac" - "mains" - "doigts" 

Le "clair-obscur" : "blanche" (mousseline blanche) - "ombre" - "lumière" - "grand rectangle d'électricité pâle" - "nuit" - "clarté".

Le champ lexical du "clair-obscur") revêt une dimension symbolique, comme le montre la phrase suivante : "sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté."

Le clair-obscur est un motif pictural qu'André Malraux - ainsi que René Char qui voyait dans "la Madeleine à la veilleuse" de George de la Tour un symbole de la Résistance - aimait particulièrement car il symbolise l'ambiguïté indécidable de la condition humaine.

Le bruit : "klaxons" - "grincer" ("quatre ou cinq klaxons grincèrent") - "vacarme" - "appeler" - "silence" - "chute" (déclencher quelque chute)

Le malaise, l'angoisse, l'hésitation : "tordre" ("l'angoisse lui tordait l'estomac") - "hébétude" - "fasciné" - "nausée" - "grouillait" - "angoisse" - "hésitantes" (ses mains hésitantes) - "répugner" ("le poignard lui répugnait moins.") - "ne jamais pouvoir" ("Tchen sentait qu'il ne pourrait jamais s'en servir") - "collé" ("la main gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée") = la notation suggère que Tchen est en sueur - "stupéfait" ("stupéfait du silence qui continuait à l'entourer, comme si geste eût dû déclencher quelque chute")

Les figures de style :

Personnifications :

"L'angoisse lui tordait l'estomac" (ligne 2) - "La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie" (lignes 6-7) - "Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois" (ligne 8) - "auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté" (ligne 19) - "comme si la nuit n'eût pas suffi à cacher ses gestes" (ligne 23) - il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés" (ligne 26)-

Tout se passe comme si c'étaient les objets inanimés et les émotions qui agissaient et étaient dotés d'intentions précises et non les êtres humains. Les personnifications contribuent à donner au récit un caractère fantastique.

Hypallages : "cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté" (ligne 19) : ce n'est pas la nuit qui est "écrasée d'angoisse", mais Tchen - "ses mains hésitantes" (ligne 22)

Comparaisons : "un corps moins visible qu'une ombre" (ligne 4) 

Métaphores : "les dieux qu'il avait choisis" = la "cause", la révolution, le prolétariat...

Antithèses : "l'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté..." (ligne 2) - "non le combattant qu'il attendait, mais le sacrificateur" (ligne 18) - "cette nuit d'angoisse n'était que clarté" (ligne 19)- "assassiner n'est pas seulement tuer" (ligne 20-21)

Métonymies : "fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visibles qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil..." (ligne 4-5). La partie (le pied) pour le tout (l'homme). Tchen ne voit de l'homme que son pied. Gros plan cinématographique.

Jeux sur les champs sémantiques : "sacrificateur/"sacrifice" (lignes 18-19)

La modalisation : (présence de l'énonciateur dans l'énoncé sous la forme d'un jugement implicite ou explicite, positif ou négatif). L'abondance des modalisateurs confirme la dimension lyrique comme expression d'une subjectivité angoissée et argumentative du texte.

"hébétude" - "fasciné" - "grincèrent" - "molle" - "bêtement" - "peu importait" - "rien n'existait que ce pied" - "jusqu'à la nausée" - "non le combattant qu'il attendait, mais un sacrificateur"- "Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis" - "sous son sacrifice grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté" - "assassiner n'est pas seulement tuer" - "ses mains hésitantes" - "comme si la nuit n'eût pas suffi à cacher ses gestes - "le rasoir était plus sûr" - "Tchen sentait qu'il ne pourrait pas s'enservir" - "le poignard lui répugnait moins" - "stupéfait du silence qui continuait à l'entourer" - "c'était toujours à lui d'agir"

La voix du personnage n'est pas toujours distincte de celle du narrateur (superposition ou polyphonie énonciative) : "Il se répétait que cet homme devait mourir. Exemple : "Bêtement : car il savait qu'il le tuerait." (ligne 14). On ne sait pas exactement si le modalisateur adverbial  "bêtement" traduit le point de vue du personnage ou celui du narrateur.

Les temps et les modes et leur valeur d'aspect :

L'emploi dominant de l'imparfait (temps du récit évoquant des actions à durée indéterminée de second plan) contribue à tisser une isotopie (thème dominant) du ralentissement temporel : "Il se retrouva en face de la tache molle de mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait plus." (lignes 12-13) 

Passés simples : "quatre klaxons grincèrent à la fois (ligne 8) - "La vague de vacarme retomba (ligne 10) - "Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline" (ligne 12) - "il lâcha le rasoir" (ligne 25) - "il fit passer (le couteau) dans sa main droite (ligne 26) - "il éleva légèrement le bras droit" (ligne 27). Les passés simples ne font pas vraiment avancer l'action ; ils produisent un effet de "ralenti".

Plus-que-parfaits : "les dieux qu'il avait choisis" (ligne 18)

Futurs dans le passé à valeur interrogative : "tenterait-il", "frapperait-il"

Conditionnels : "car, s'il se défendait, il appellerait" (ligne 15-16)

Présents gnomiques (de vérité générale) : "assassiner n'est pas seulement tuer" (lignes20-21) (on remarque que la phrase est entre guillemets)

Subjonctifs : "comme si la nuit n'eût pas  suffi à cacher ses gestes" (ligne 23) - "comme si son geste eût dû déclencher quelque chute" (ligne 29)

Les types de phrases :

Phrases déclaratives : "L'angoisse lui tordait l'estomac" (ligne 2)

Phrases interrogatives : "Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ?" (ligne 1) - "Frapperait-il au travers ?" (ibidem) - "Découvert ?" (ligne 9) 

"Phrases exclamatives (ponctuation expressive) : "Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !" (ligne 9)

La structure des phrases :

Phrases complexes dans la description et le récit, phrases simples en asyndète (absence de subordination) dans le monologue intérieur. Exemple : "Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !" : la syntaxe heurtée, la rupture de construction (anacoluthe), les verbes à l'infinitif exprimant le souhait traduisent l'agitation intérieure de Tchen.

Problématique possible : Quelles sont les fonctions de cet incipit ?

Axes d'étude :

I. L'originalité de cet incipit :

1) Un début "in medias res"

2) Un mélange de précision et d'imprécision

3) Le choix du point de vue narratif

II. Le caractère dramatique de cet incipit :

1) Le jeu sur les contrastes : la lumière et l'obscurité - l'extérieur et l'intérieur - le bruit et le silence - le monde des vivants et le monde de la mort

2) le thème de l'enfermement

3) L'étirement du temps

III. Le drame intérieur du personnage

1) La fébrilité de Tchen 

2) Ses scrupules 

3) Son évolution au cours de la scène

Conclusion (bilan + ouverture)

 

 

 

 

 

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