Charles Péguy, Oeuvres en prose, 1909-1914, Clio, Dialogue de l'Histoire et de l'âme païenne, édition établie et annotée par Marcel Péguy, NRF, Bibliothèque de la Pléiade.
"Mourir, dans Homère, c'est emplir sa destinée de mortel, ou c'est emplir la destinée d'un mortel. "Si tu meurs, dit Agamemnon à Ménélas (IV, 170) et que tu emplisse le destin de ta vie". Mourir, dans Homère, dans les tragiques, c'est accomplir le destin de sa vie. C'est en un certain sens et en somme un accomplissement, et le résultat en est tout de même une sorte de plénitude. C'est notamment de cet emplissement, de cet accomplissement, de cette plénitude que les dieux manquent.
Les dieux manquent de ce couronnement qu'est enfin la mort. Et de cette consécration. Ils manquent de cette consécration qu'est la misère. (Notamment la misère de l'hôte, la misère du suppliant, la misère de l'errant et de l'aveugle, la misère d'Homère, la misère d'Œdipe.) Ils manquent de cette consécration qu'est le risque.
Car ils ne risquent même rien de tout cela. Ils sont assurés de ne pas risquer la mort, risquer la misère, risquer le risque même. Ils sont assurés de ne jamais pouvoir prétendre à cette triple grandeur.
Au fond, pour Homère, pour les tragiques, pour tout le monde antique ils ne sont pas finis. Ils manquent d'un emplissement, du seul accomplissement, de la seule plénitude. Ils ont un destin qui ne s'emplit pas.
En somme pour le monde antique, pour tout le monde antique et jusque dans Platon en un certain sens, et qu'ils se le soient avoués ou non, ou plus ou moins, les dieux ne sont pas pleins, et l'homme est plein."