Le poète allemand Rainer Maria Rilke écrit à son épouse Clara après une dernière visite de l'exposition Cézanne à Paris en 1907. Âgé de 32 ans, Rilke était, à ce moment-là, le secrétaire de Rodin à Paris. Il évoque le tableau La femme au fauteuil rouge dont le modèle est Hortence Fiquet, qui était la compagne de Cézanne depuis 1869. Elle ne deviendra officiellement Madame Cézanne qu´en 1886. Le tableau date de 1877.
Note : L'exercice auquel se livre Rilke s'appelle une "ekphrasis", du grec ancien ἐκφράζειν, "expliquer jusqu'au bout". L'ekphrasis est une hypotypose dont un exemple célèbre est la description par Homère, dans l'Iliade, du bouclier d'Achille forgé par Héphaïstos. L'ekphrasis s'inscrit dans la théorie de l'équivalence entre poésie et peinture qui remonte à Aristote.
"T'en ai-je parlé ? - Devant une paroi terre verte que décore un rare motif bleu de cobalt, une croix au centre évidé, est placé un fauteuil bas, rouge, capitonné ; le dossier arrondi s'incurve en avant vers les accoudoirs (fermés comme l'extrémité des manches d'un manchot). L'accoudoir de gauche et le gland saturé de vermillon qui en pend n'ont déjà plus pour fond cette paroi, mais une large bordure bleu vert qui donne à leur contraste sa pleine résonnance. Dans ce fauteuil rouge - un personnage à lui seul - une femme est assise, les mains au creux d'une robe à larges rayures verticales, très légèrement inclinée au moyen de petites taches de jaune-vert et de vert-jaune, jusqu'au bord de la jaquette gris-bleu qu'un nœud de soie bleu où jouent des reflets verts ferme sur le devant. Sur le visage lumineux, la proximité de ces couleurs permet un modelé simple ; même le brun des cheveux en bandeaux couronnés par un chignon et le brun lisse des yeux sont obligés de s'affirmer contre ce qui les environne. C'est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres. Tant chacun participe, tant s'y combinent adaptation et refus ; tant chacun veille à sa façon à l'équilibre, et l'assure ; de même que le tableau entier, en fin de compte, fait contrepoids à la réalité. Sa réalité bourgeoise perd toute lourdeur, en acquérant son existence définitive d´image. Tout n´est plus qu´une affaire de couleurs entre elles ; chacune se concentrant, s´affirmant face à l´autre, et trouvant là sa plénitude. Dans ce va-et-vient de mille influences réciproques, l´intérieur du tableau vibre, flotte en lui-même, sans un seul point immobile."
(Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne (à sa femme Clara), le 22 octobre 1907, traduites par Philippe Jaccottet, Seuil, 1991)