Sylvie Weil Chez les Weil André et Simone, Buchet Chastel, 2009
André Weil (1906-1998) : Entré à l'Ecole Normale supérieure à seize ans, il enseigne en Europe et en Inde jusqu'en 1939. Participe à la fondation du groupe Nicolas Bourbaki qui bouleverse les mathématiques modernes. Professeur à Princeton à partir de 1958.
Simone Weil (1909-1943) : sa sœur cadette. Elève de l'ENS. Agrégée de philosophie en 1931. Syndicaliste révolutionnaire, quitte l'enseignement pour devenir ouvrière chez Renault. Rejoint la colonne Durutti pendant la guerre d'Espagne. Meurt de tuberculose et de désespoir à Londres.
Sylvie Weil est la fille d'André Weil et la nièce de Simone Weil. Elle a enseigné la littérature française dans plusieurs universités américaines. Ecrivain, elle a publié des nouvelles et des romans.
"Comment vivre aux côtés de pareils génies ? Sylvie Weil, dans ce qui est à la fois un exercice d'admiration et un exorcisme nécessaire, s'en explique avec de l'émotion et de l'humour. "Le génie était bicéphale. Mon père avait un double, un double féminin, un double mort, un double fantôme. Car, oui, en plus d'être une sainte, ma tante était un double de mon père à qui elle ressemblait comme une jumelle. Un double terrifiant pour moi, puisque je lui ressemblais tant. Je ressemblais au double de mon père."
Cette ressemblance physique troublante est le départ d'un récit qui mêle des souvenirs, des réflexions personnelles. Il en résulte une forte présence de ces deux figures intimidantes. Inadaptées l'une comme l'autre au monde réel, témoins et victimes de l'Histoire, elles méritaient d'être enfin réunis à égalité dans un livre juste, accessible et chaleureux."
Extrait :
Un génie bicéphale
Me génie était bicéphale. Mon père avait un double, un double féminin, un double mort, un double fantôme. Car, oui, en plus d'être une sainte, ma tante était un double de mon père à qui elle ressemblait comme une jumelle. Double omniprésent, comme seul peut l'être un fantôme qui n'a plus rien d'autre à faire. Qui ne milite plus, n'enseigne plus, ne part plus faire la guerre en Espagne, n'a plus d'étonnantes rencontre avec le Christ, et cependant fait tout cela tout le temps, sans relâche, bien mieux que ne le font les vivants.
Un double terrifiant pour moi, puisque je lui ressemblais tant. Je ressemblais au double de mon père.
Ce double féminin me parlait par la voix de mon père. André parfois mimait Simone. Il n'avait pas besoin de se forcer, tant lui venait naturellement, à lui aussi, ce petit sourire de travers que je voyais à Simone sur les photos. Ce sourire à la fois ironique et fier qu'elle a sur les photos d'Espagne, par exemple, où elle arbore sa combinaison de mécano, avec les initiales CNT (Confédéracion Nacional del Trabajo) sur la poche . André avait également cette façon de parler un peu lente, un peu monocorde, mais insistante, si souvent évoquée par ceux qui ont connu Simone.
-Tu sais ce que ma sœur t'aurait dit ? demandait-il. Pour enchaîner tout de suite :
- Elle t'aurait dit...
Il relevait fièrement la tête. Ses yeux brillaient derrière les lunettes. Ainsi devaient briller les yeux de sa sœur et lancer le même éclair malicieux.
"En Espagne, j'en ai fait fusiller plus d'un pour moins que ça !" Voilà ce qu'elle t'aurait dit.
- Mais elle n'a jamais fusillé personne.
- Non.
Tout de même, j'étais impressionné. Simone aurait pu faire fusiller quelqu'un §
André aimait à citer sa sœur. Il commençait ainsi : "Ma sœur avait l'habitude de dire..."
C'était presque toujours quelque chose d'ironique :
- Elle disait, par exemple : "Toi, dans ta prochaine vie, tu seras une mouche."
Tout ce qu'elle avait dit paraissait important. (p. 91-92)