Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Bac 2022 : interprétation littéraire d'un poème de Pierre-Albert Birot, L'affaire Narcisse (travail préparatoire)
Bac 2022 : interprétation littéraire d'un poème de Pierre-Albert Birot, L'affaire Narcisse (travail préparatoire)

Le poème : 

L’AFFAIRE NARCISSE

Narcisse fils de Céphise (1) n'est plus depuis des montagnes de temps

En nos âges il n'est plus de ces Narcisse-là

Seule une fleur nous reste Et pourtant nous avons des miroirs autrement plus parfaits que la fontaine 

5. Où s'admira ce trop joli garçon

Ne dirai point que ne suis jamais venu devant ma glace

Au cours de mon printemps de mon été même des froides saisons qui suivent

Mais pas une fois ne me suis dit celui-là c'est moi

Or bien hier 

10. Sans doute disons Glace parfaite

Lumière magnifique

Et temps à perdre Celui-là fut moi

15. Je l'ai vu totalement vu

Et j'ai dû me dire et me redire tant que j'ai pu

Cet homme qui est là devant c'est toi complètement toi

De la tête aux pieds et quelle découverte moi je suis fait comme tout homme est fait

Et pourtant ne ressemble à aucun

20. Toutefois ne sais si vais m'aimer autant que je m'aimais avant de me connaître

Enfin c'est agréable tout de même de se savoir pièce unique

Et n'oublions pas que chaque être humain peut en dire autant

A bien regarder Narcisse avait raison

Un homme ça vaut la peine d'être vu

Pierre ALBERT-BIROT, « L’affaire Narcisse », Poésies (1926)

1. Personnage de la mythologie grecque, fils de la nymphe Liriope et du fleuve Céphise, Narcisse est doté d’une grande beauté. Indifférent à l’admiration qu’on lui voue, il aperçoit un jour son reflet dans l’eau et en tombe amoureux. A force d’auto-contemplation, il finit par mourir, et est métamorphosé en fleur.

Première partie : interprétation littéraire « L’affaire Narcisse » : comment votre lecture du poème éclaire-t-elle ce titre ?

Deuxième partie : essai philosophique Se connaître soi-même, est-ce se découvrir « pièce unique » ?

L'auteur :

Pierre Albert-Birot était un écrivain, dramaturge et poète français. Arrivé à Paris en 1893, il pratique tout d'abord la peinture et la sculpture. Il fonde en 1916 la revue SIC (Sons, Idées, Couleurs), qui se veut le creuset des avant-gardes littéraires et artistiques. Jusqu'en décembre 1919, la revue comptera parmi ses collaborateurs Guillaume Apollinaire, Louis Aragon, Max Jacob, Pierre Reverdy, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Severini... En 1918, il décide de se consacrer uniquement à l'écriture.

L'œuvre : "L'affaire Narcisse" est extrait des Poésies de Pierre-Albert Birot, publié en 1926.

Le thème du passage : 

Le passage évoque de manière originale et paradoxale le personnage mythologique de Narcisse qui fut changé en fleur par les dieux pour avoir contemplé son reflet dans l'eau d'une fontaine, s'isolant de toute société humaine. Mais selon Pierre-Albert Birot, Narcisse n'est pas le jeune homme qui refuse l'altérité, mais celui qui se découvre lui-même.

Le genre du texte :

Il s'agit d'un texte poétique constitué de 24 vers libres sans rimes ni ponctuation. Le titre du poème : "L'affaire Narcisse" fait penser à celui d'un roman policier.

Dans un roman policier, l'inspecteur refuse de voir les choses comme on veut qu'il les voit car ce qui est évident n'est pas toujours vrai. il cherche à aller au-delà des apparences. L'interprétation traditionnelle du mythe de Narcisse est que Narcisse a été puni pour s'être admiré lui-même et avoir fui la société de ses semblables. Mais il y a une autre interprétation du mythe, celle de l'auteur : Narcisse nous invite à nous découvrir nous-mêmes comme des êtres uniques.

Les registres :

Le texte est dénué de lyrisme (expression de sentiments personnels), bien que l'auteur s'exprime à la première personne du singulier : "Ne dirai point que je ne suis jamais venu devant ma glace". Il est essentiellement argumentatif, comme en témoignent les nombreux connecteurs argumentatifs : "Mais", "Or", "Et", "Et pourtant", "Toutefois", "Enfin", "Enfin".

Le poète reprend le thème mythologique de Narcisse pour lui donner un sens complètement différent. Le "narcissisme" n'est pas la contemplation de soi-même, mais la découverte que l'on est une "pièce unique".

La situation d'énonciation :

Le poète s'adresse au lecteur pour lui faire part de sa propre interprétation du mythe de Narcisse.

Le plan du texte :

I. De : "Narcisse fils de Céphise" jusqu'à "ce trop joli garçon" : Evocation du mythe de Narcisse.

II. De : "Et pourtant nous avons des miroirs autrement plus parfaits", jusqu'à : "mais pas une fois ne me suis dit celui-là c'est moi" : Contrairement à Narcisse, le poète ne se reconnait pas dans son reflet.

III. De : "Or bien hier", jusqu'à : "Et pourtant ne ressemble à aucun" : le poète découvre "un jour" que son image est le reflet de lui-même.

IV. De : "Toutefois ne sais si vais m'aimer autant jusqu'à : "Un homme ça vaut la peine d'être vu". Le poète donne raison à Narcisse : "un homme ça vaut la peine d'être vu".

Les champs lexicaux : 

Le temps : "des montagnes de temps", "en nos âges", "il n'est plus", "seule une fleur nous reste", "montagnes" ("des montagnes de temps" métaphore pour désigner l'éloignement dans le temps qui nous sépare du personnage de Narcisse).

La nature : "fleur", fontaine", "printemps" métaphore pour désigner la jeunesse), "été" (l'âge mûr), "froides saisons"(la vieillesse), "Lumière".

L'ipséité (le fait d'être soi) : "je", "ma", "mon" "moi", "moi", "moi", "m", "m".

Surfaces réfléchissantes : "miroirs", "fontaine" "glace", "glace".

La vue : "s'admira", "Je l'ai vu", "regarder", "vu".

Les temps, les modes et les valeurs d'aspect :

Présent de l'indicatif : "il n'est plus", "nous reste", qui suivent", "c'est moi", "c'est complètement toi", "je suis fait" "et pourtant ne ressemble à aucun", "c'est agréable", "et n'oublions pas", "chaque être humain peut en dire autant", "un homme ça vaut la peine d'être vu.

Présent à valeur de futur : "si vais m'aimer"

Passé simple : "s'admira", "fut moi"

Futur de l'indicatif : "dirai"

Passé composé de l'indicatif : "je ne suis jamais venu", "pas une fois ne me suis dit"

Imparfait : "je m'aimais", "Narcisse avait raison"

Les modalisateurs : 

"des montagnes de temps", "ces Narcisses-là", "des miroirs autrement plus parfaits que la fontaine où s'admira", "ce trop joli garçon", "glace parfaite", "Lumière magnifique", "Et temps à perdre", "totalement", "complètement toi", "agréable" (c'est agréable tout de même de se savoir pièce unique"), Narcisse avait raison, "Un homme ça vaut la peine d'être vu".

Le mythe de Narcisse et son interprétation :

 

Le mot "narcisse" vient du grec νάρκισσος (« narcisse »), lui-même de ναρκάω (« être engourdi »), probablement du fait des propriétés narcotiques de cette fleur.

Dans la mythologie grecque, Narcisse était l'un des plus beaux hommes de Grèce, mais les dieux avaient décidé qu'il ne pourrait jamais regarder son reflet. La nymphe des sources Écho, qui avait été condamnée par Héra à ne pouvoir dire à ses interlocuteurs que la fin des phrases qu'elle voulait prononcer, tomba amoureuse de Narcisse, fut rejetée par la vanité de Narcisse, et pour se venger, l'amante déçue demanda aux dieux de le punir par un amour impossible. En châtiment, Némésis (déesse de la vengeance) fit en sorte que Narcisse vît son reflet et en tombât alors amoureux. Il resta alors figé, face à l'eau d'où émanait son reflet. Écho, prise de désespoir, se jeta du haut d'une montagne : c'est de là que viendrait le mot « écho », et Narcisse fut transformé en plante. Cette plante porte son nom, à cause de l'inclinaison de ses fleurs en direction des points d'eau, de sa beauté reconnue et de son caractère toxique.

Dans le langage courant, on dit d'une personne qui s'aime à outrance qu'elle est narcissique. L'histoire de Narcisse est ainsi généralement considérée comme une leçon à l'intention des gens qui s'admirent trop. 

Pierre-Albert Birot prend le contrepied de cette interprétation du mythe. Ne jamais se regarder, être exclusivement tourné vers les autres, c'est passer à côté de soi, n'être qu'une photocopie, ne jamais se découvrir "pièce unique". Le personnage de Narcisse nous invite à l'introspection, à prendre le temps de regarder à l’intérieur de nous-mêmes, pour chercher le sens profond de notre existence.

Vers l'âge de quatre ou cinq ans, l'enfant ne s'appréhende pas vraiment comme un individu ; il n'est pas encore séparé de sa mère. Ce n'est que vers cinq ans qu'il comprend qu'il est un individu à part entière. Cette image qu'il perçoit dans le miroir, il comprend que c'est lui.  c'est ce que les psychologues appellent le "stade du miroir".

Pierre-Albert Birot a bien sûr fait cette expérience ; il sait bien que cette image qu'il voit dans la glace, c'est la sienne, mais il n'a pas vraiment approfondi les implications de cette expérience. 

Il le sait sans le savoir vraiment. La prise de conscience totale" : "Je l'ai vu totalement vu. Et j'ai dû me dire et me redire tant que j'ai pu/Cet homme qui est là devant toi c'est complètement toi", est vécue comme une révélation, une épiphanie, un hapax.

Cette expérience ne se produit pas au même moment chez tous les êtres humains et pour certains elle ne se produit jamais.

Peut-être cette révélation est-elle intervenue à un moment plus tardif de son existence, par exemple au moment de l'adolescence. Jusqu'alors, il avait vu son reflet dans la glace, mais il n'avait jamais pris conscience comme ce jour-là que cette image c'était lui, complètement lui, à la fois semblable aux autres hommes, mais aussi "pièce unique".

De la même façon, nous savons que nous allons mourir, mais un beau jour, nous en sommes sûrs.

Pierre-Albert Birot nous fait comprendre que nous ne sommes pas une essence mais une existence. Nous avons à devenir ce que nous sommes. "Deviens qui tu es" dit Nietzsche. Nous devenons nous-mêmes d'abord à travers l'identification à autrui : nos parents, nos éducateurs, nos camarades. 

"Pour savoir quelque chose de moi-même, je dois passer par autrui" dit Maurice Merleau-Ponty,  puis à travers une prise de distance par rapport à autrui pour nous tourner vers nous-mêmes - "le moment Narcisse" - pour savoir qui nous sommes vraiment, ce en quoi nous sommes une "pièce unique".

Si nous ne prenons jamais nos distance vis-à-vis d'autrui, si nous sommes trop tournés vers autrui, si nous nous identifions trop à des "modèles", nous risquons de passer à côté de nous-mêmes, de nos "aliéner" à autrui, de ne jamais être des "pièces uniques", mais des copies et non des personnes à part entière.

Bien entendu, nous ne devons pas nous complaire éternellement en nous-mêmes, comme le fait Narcisse. Nous devons dépasser le stade du narcissisme pour nous tourner vers autrui, apprendre de lui, collaborer avec nos semblables, participer à la vie commune, céder aux charmes d'une nymphe, mais il nous faut d'abord essayer de travailler à nous connaître nous-mêmes.

Parfois, les choses tournent mal : nous nous complaisons en nous-mêmes ou nous allons vers les autres sans bien nous connaître nous-mêmes.

Mais tôt ou tard, nous sommes amenés à nous déprendre de la double illusion de l'auto-suffisance narcissique et de l'identification aliénante. Nous faisons alors l'expérience de la véritable liberté qui n'est jamais définitivement acquise, mais toujours à conquérir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :