L'auteur :
John Locke (Wrington, Somerset, 29 août 1632 - Oates, Essex, 28 octobre 1704) est un philosophe anglais, l'un des principaux précurseurs des Lumières. Il considère que l'expérience est l'origine de la connaissance (empirisme). Sa théorie politique est l'une de celles qui fondèrent le libéralisme et la notion d'« État de droit ».
Le texte :
"Chaque offense commise dans l’état de nature, peut pareillement, dans l’état de nature, être punie dans un Etat et dans une république. Il n’est pas de mon sujet d’entrer dans le détail pour examiner les degrés de châtiment que les lois de la nature prescrivent : je dirai seulement qu’il est très certain qu’il y a de telles lois, et que ces lois sont aussi intelligibles et aussi claires à une créature raisonnable, et à une personne qui les étudie, que peuvent être les lois positives des sociétés et des Etats ; et même sont-elles, peut-être, plus claires et plus évidentes.
Car, enfin, il est plus aisé de comprendre ce que la raison suggère et dicte, que les fantaisies et les inventions embarrassées des hommes, lesquels suivent souvent d’autres règles que celles de la raison, et qui, dans les termes dont ils se servent dans leurs ordonnances, peuvent avoir dessein de cacher et d’envelopper leurs vues et leurs intérêts. C’est le véritable caractère de la plupart des lois municipales des pays, qui, après tout, ne sont justes, qu’autant qu’elles sont fondées sur la loi de la nature, selon laquelle elles doivent être réglées et interprétées.
Je ne doute point qu’on n’objecte à cette opinion, qui pose que dans l’état de nature, chaque homme a le pouvoir de faire exécuter les lois de la nature, et d’en punir les infractions ; je ne doute point, dis-je, qu’on n’objecte que c’est une chose fort déraisonnable, que les hommes soient juges dans leurs propres causes ; que l’amour-propre rend les hommes partiaux, et les fait pencher vers leurs intérêts, et vers les intérêts de leurs amis ; que d’ailleurs un mauvais naturel, la passion, la vengeance, ne peuvent que les porter au-delà des bornes d’un châtiment équitable ; qu’il ne s’ensuivrait de là que confusion, que désordre, et que c’est pour cela que Dieu a établi les Puissances souveraines.
Je ne fais point de difficulté d’admettre que le Gouvernement civil est le remède propre aux inconvénients de l’état de nature, qui, sans doute, ne peuvent être que grands partout où les hommes sont juges dans leur propre cause : mais je souhaite que ceux qui font cette objection, se souviennent que les Monarques absolus sont hommes, et que si le Gouvernement civil est le remède des maux qui arriveraient nécessairement, si les hommes étaient juges dans leurs propres causes, et si par cette raison, l’état de nature doit être abrogé, on pourrait dire la même chose de l’autorité des Puissances souveraines."
John Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre II, pp 150-151, GF.
Questions sur le texte :
1. En quoi la notion d'état de nature (de droit naturel) est-elle problématique ?
3. Quelle différence y-a-t-il entre les lois naturelles (le droit naturel) et les lois positives (le droit positif) ?
3. En quoi les lois de la nature (les lois naturelles) sont-elles aussi intelligibles et aussi claires, sinon plus, à une créature douée de raison que les lois positives (le droit positif) ?
4. Les lois positives sont-elles toujours fondées sur la raison ?
5. A quelles conditions les lois positives (le droit positif) sont-elles justes ?
6. Quelles objections peut-on faire, selon Locke, à l'exercice de la justice dans l'état de nature ?
7. En quoi le Gouvernement civil est-il le remède propre aux inconvénients de l'état de nature ?
8. Pour quoi, selon Locke, Dieu a-t-il établi les Puissances souveraines ?
9. Selon Locke, la justice peut-elle se fonder uniquement sur le droit naturel ou uniquement sur le droit positif ? Montrez les inconvénients de l'un ou l'autre point de vue.
10. Quelle solution peut-on apporter à ce dilemme ?
Explication du texte :
(Ce travail est le fruit d'une réflexion commune avec un élève de Terminale scientifique.)
La thèse développée dans ce texte est que le droit positif doit être fondé sur le droit naturel.
John Locke commence par présenter la notion "d'état de nature" comme une évidence.
On peut se demander cependant, l'homme étant un "animal politique", un animal social qui ne peut se développer en dehors d'une société déjà organisée, s'il existe un "état de nature" antérieur à la société.
Pour Thomas Hobbes, l'état de nature est un état où l'homme est un loup pour l'homme" car avant de se constituer en société, de déposer les armes et de remettre le pouvoir entre les mains du Souverain pour assurer la paix civile, les hommes vivent dans la peur constante d'être tués.
John Locke reprend l'idée qu'il existe un "état de nature" antérieur à la société, mais selon lui, les hommes, dans l'état de nature, ne vivent pas dans la violence et la peur, mais dans une paix et une concorde relatives car Dieu leur a donné la raison, c'est-à-dire la faculté de juger de ce qui est juste et de ce qui est injuste.
Locke affirme qu'il est très certain qu'il y a des lois naturelles et que ces lois sont aussi intelligibles et aussi claires pour une créature raisonnable que peuvent être les lois positives des sociétés et des Etats, et même plus claires et plus évidentes.
Locke distingue donc deux états : l'état de nature et l'état de société. L'état de société succède à l'état de nature, mais ne lui est pas supérieur.
L'expression "lois de la nature" ne signifie pas les lois de la physique ou de la biologie ou les relations de prédation entre les animaux, mais les lois innées, inscrites dans le cœur des hommes, en tant qu'ils sont des êtres raisonnables crées par Dieu. Il s'agit pour Locke du Dieu chrétien des Evangiles.
Les animaux obéissent à leur instinct et ne sont pas libres de ne pas le faire, mais les hommes doivent obéir à la raison et sont libres de le faire, pour le meilleur et pour le pire.
Locke suggère même que les lois de la nature (le droit naturel) est supérieur aux lois de la société (le droit positif). Il affirme que le droit positif, c'est-à-dire l'ensemble des lois écrites et non écrites d'une société donnée et qui changent d'une société à l'autre, ne sont justes que dans la mesure où elles sont fondées sur la loi de la nature, selon laquelle elles doivent être réglées et interprétées.
Il affirme que le droit naturel est supérieur au droit positif.
Le droit naturel est l'ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l'humanité et non du fait de la société dans laquelle il vit, comme le droit positif. Le droit naturel est universel et non particulier comme le droit positif.
La notion d'état de nature, c'est-à-dire de droit naturel est problématique si l'on considère comme Hobbes que l'état de nature est le règne du "droit du plus fort", de la sauvagerie et de la violence, mais elle devient intelligible si on admet l'existence d'une législation divine antérieure à la législation humaine, comme le fait Locke.
Pour Locke, le mot "Dieu" et le mot "Raison" sont pour ainsi dire équivalents. Dieu a déposé dans le cœur humain les principes du bien et du mal, de ce qui est permis et de ce qui est défendu, qui précèdent et fondent les droits positifs.
Par exemple le droit nous interdit de nous emparer des biens d'autrui et punit le vol, mais avant l'existence d'un droit écrit, avant l'existence d'une société organisée dotée de règles de droit, écrites ou coutumières, il existe une morale naturelle "intelligible" et "claire" qui condamne le vol.
Les lois positives, contrairement aux lois naturelles, ne sont pas toujours fondées sur la raison. Les lois positives ne sont justes qu'à condition d'être fondées sur les lois naturelles qui sont toujours fondées sur la raison.
Locke s'objecte à lui-même que dans l'état de nature, il n'y a pas de pouvoir judiciaire. Chaque homme est à la fois législateur et justiciable et il peut en découler des inconvénients. Il n'est pas raisonnable que les hommes soient juges de leur propre cause, soient à la fois juges et partis.
En effet, les hommes auront naturellement tendance à favoriser leurs intérêts ou celui de leurs amis aux dépens des autres.
Les hommes ont tendance à la démesure, à outrepasser leurs droits, à les étendre en même temps que leur pouvoir, à aller au-delà de ce qui est permis par la raison en matière de châtiment et de vengeance.
Locke suggère que Dieu a mis dans le cœur de l'homme des lois naturelles, mais que l'homme n'est pas un automate, une machine, qu'il est une créature douée de liberté, qu'il peut ou non respecter ces lois, choisir de les ignorer, refuser d'obéir à la raison pour assouvir ses passions.
L'homme peut faire un mauvais usage de la liberté qui lui a été donnée. Il agit le plus souvent par peur des sanctions que par amour des lois.
C'est pourquoi, dit Locke, le gouvernement civil est le remède à l'état de nature. A l'état de nature, les hommes pourraient vivre dans la paix et dans la concorde en suivant le droit naturel, c'est-à-dire les lois divines, mais ils ne le font pas toujours car ils préfèrent obéir à leurs passions et suivre leur intérêt personnel.
La vengeance, le fait que les hommes se font les juges de leur propre cause comme la définit Locke est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, c'est-à-dire par la victime ou un proche de la victime, alors que la punition est l'œuvre d'un juge.
La partie lésée a tendance à porter les hommes au-delà des limites d'un châtiment équitable. C'est pour cela que Dieu a établi, selon Locke, les puissances souveraines et le Gouvernement civil qui font respecter le droit dans la société civile.
Le juge est une personne humaine comme les autres, mais en tant qu'il est investi par la société d'un autorité particulière : le droit de juger, il est la seule personne compétente pour faire appliquer le droit et pour punir. Le juge ne tient pas son autorité de lui-même, mais de la société qui la lui délègue pour acquitter ou punir.
La partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Si on laissait à la partie lésée, c'est-à-dire à la victime le soin de juger, elle aurait tendance à prendre une décision arbitraire, non fondée en droit, non légitime.
Dans les pays de droit écrit, comme la France, le juge ne se réfère pas ou pas seulement à son propre jugement, à sa propre conscience, il consulte ce que prévoit le droit à propos du dommage qui a été subi par la victime.
Il ne doit pas prendre spontanément une décision en faveur de la victime ou en faveur de l'accusé. Il doit prendre son temps et peser le pour et le contre. C'est tout le sens de l'allégorie de la Justice : une femme aux yeux bandés, tenant un glaive et une balance.
La balance et les yeux bandés symbolisent la nécessité d'évaluer le dommage causé en toute impartialité, en toute objectivité, sans se laisser influencer par l'autorité, la richesse, l'influence sociale de la victime ou de l'accusé. C'est tout le sens de l'article I de la déclaration des droits de l'homme : "Tous les hommes naissent libres et égaux en droit".
Dans l'état de nature, la victime qui a subi un préjudice a parfois tendance à exiger une réparation supérieure au dommage causé ; l'accusé, lui, souhaite en général subir la peine la plus légère possible.
Ce qui distingue le droit de l'arbitraire, c'est que l'arbitraire est subjectif. Je mesure le dommage qui m'a été causé et je veux le punir moi-même en me fondant sur un sentiment personnel, alors que le droit est ou se veut objectif.
C'est le juge qui arbitre pour estimer le dommage causé en fonction du droit positif, c'est-à-dire des textes de lois. L'application de la sanction ou de l'obligation de réparation ne sont pas automatiques.
Tous les cas particuliers n'ont pas été prévus dans la Loi, c'est pourquoi l'avocat de la partie civile et celui de l'accusé plaident tour à tour devant le juge. Ce dernier prend ensuite une décision éclairée par la loi, mais aussi par les arguments des uns et des autres.
La vengeance provoque à l'infini de nouvelles vengeances. Si on laissait aux particuliers le droit de se venger eux-mêmes, si un proche de la victime pouvait devenir à son tour à la fois juge et justicier et tuer par exemple le coupable d'un crime, quelqu'un d'autre - un proche de la nouvelle victime - aurait le droit de le tuer à son tour. La vengeance inaugure un cycle de violence sans fin qui menace l'existence même de la société.
La société n’admet pas qu’un particulier se fasse justice lui-même. Il y a parfois désaccord entre les décisions de justice et l’attente des victimes parce que les juges et les "parties civiles" ne perçoivent pas le dommage de la même manière.
Pour les juges, le dommage a été infligé à la société, c’est la Loi qui a été bafouée. Pour la partie civile, le dommage été infligé à une personne proche. Elle est donc atteinte dans sa sensibilité.
La justice institutionnelle, les puissances souveraines dans le vocabulaire de Locke, doit se fonder sur un principe d’universalité, sur la raison qui met un frein à la confusion et au désordre, et non sur les passions qui les alimentent.
Locke ne fait pas de difficulté à admettre que le Gouvernement civil, les lois positives, les justes châtiments prévus par les lois basés sur la raison et non sur les passions sont les remèdes aux inconvénients de l'état de nature, mais il souhaite que ceux qui soulignent les inconvénients de l'état de nature, la tendance à se faire justice soi-même, n'en concluent pas qu'ils doivent abolir le droit naturel car l'autorité des Puissances souveraines pourrait être, elle aussi, contestée.
Locke termine sa démonstration en soulignant que les droits positifs érigés par le Gouvernement civil doivent reposer en dernière instance sur le droit naturel, sur les lois universelles de la raison, que droit naturel et droit positif son inséparables l'un de l'autre, que l'un ne peut subsister sans l'autre.
Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays.
Or, sans la notion de droit naturel, nous serions incapables de discerner si une loi ou une décision est juste ou injuste. Pour décider si une loi est juste ou injuste, nous avons besoin, selon selon Locke d'un "étalon" du juste et de l'injuste indépendant du droit positif, qui lui soit supérieur et grâce auquel nous puissions juger.