L'auteur :
Né le 20 novembre 1920, Maurice Clavel entre à l'Ecole Normale supérieure et passe son agrégation de philosophie en 1942, année où il entre dans la Résistance. Chef des F.F.I. d'Eure-et-Loire, il rencontrera le général de Gaulle en 1944. Professeur de philosophie, journaliste, polémiste, il a écrit de nombreux ouvrages, des pièces de théâtre : Les Incendiaires, Maguelonne, Dalmadesa -, des romans - Le Jardin de Djémila, Le Temps de Chartres, des Essais politiques et polémiques - Qui est aliéné ? tout en prenant une part active aux événements de mai 1968, par ses chroniques de Combat et du Nouvel Observateur.
L'œuvre :
"Avec Maurice Clavel, on doit s'attendre à du feu et on ne sera pas déçu. Mais la surprise, ici, c'est que le feu se fait peu à peu lumière. Clavel est un chrétien converti qui témoigne de sa foi et fait le récit - tant attendu - de sa conversion, terrible et radieuse, pathétique et clinique. Dans cet ouvrage où il rend compte de sa vie - homme public, il doit des comptes - il ne peut oublier qu'il pense, avec autant d'agressivité que de rigueur..."
Le texte :
"Je reconnais que notre société de consommation nous crée et nous impose des besoins indéfinis et donc inassouvissables. Mais est-ce bien notre société de consommation ? Ou n'importe quelle société ? Ou simplement notre condition d'homme ?
Souvenez-vous du cri du roi Lear devant la dégringolade du train de vie que lui proposent ses filles. Elles lui disent : Quel besoin avez-vous de cinquante serviteurs ? - Quel besoin de dix ? - Quel besoin d'un" Et lui, alors - et on pleure : "Ah, ne discutez pas le besoin ! Le plus gueux des mendiants a toujours une bricole de superflu ! Réduisez la nature aux besoins de la nature et l'homme est une bête, sa vie ne vaut pas plus ! Comprends-tu qu'il nous faut un rien de trop pour être ?"
Ce n'est pas, ô Jean-Jacques, la société qui crée des besoins, c'est la culture qui crée des besoins et une société. Et Kant (...) écrit que ce n'est pas l'instinct, commun à l'homme et aux animaux, mais la raison même, la raison pure, haute faculté de l'homme, qui multiplie nos besoins, et même les plus matériels, à l'infini !
Et donc il va de soi qu'elle ne peut les satisfaire ! La société de consommation pourrait fort bien, en ce sens, être la plus humaine et la plus rationnelle ! Aucune contradiction puisque tel est l'homme et tel est la raison même - avec le fait que les contestataires l'appellent de plus une société de frustration, ce qui leur permet parfois d'ajouter, par un glissement facile, mais pas tellement sophistiqué : société de répression.
Et il serait honnête, je le leur concède, qu'une vedette de cinéma, sur l'écran offerte, puisse effectivement assouvir les désirs des millions de spectateurs qu'elle allume (...)
Serait-ce donc la société la plus rationnelle et la plus humaine qui deviendrait par là même la plus universellement répressive ? Et si cette société, comme on le dit à bon droit, est devenue aussi société de solitude, avec des rapprochements aveugles, totalitaires, tribaux, qui tiennent du désespoir, n'est-ce pas encore un effet de la fameuse "libération humaine" ?
(...) - Notre culture entière aurait-elle rejoint, rechoisi, réitéré à la deuxième puissance le péché originel, en se le proposant comme libération commune ?
Au fait, le péché originel n'est-il pas une libération humaine décisive - être soi, se faire le centre de soi-même - et, par le même coup, une aliénation fondamentale, Dieu étant plus intime que notre intime, plus soi que soi en chaque homme ?
Dès lors, pardonnez-moi, au prix de cette unique énigme ontologique, Le Péché, nous commençons à entrevoir sur notre culture, notre société, notre histoire toute récente, quelque clarté, au moins la lueur d'une hypothèse unifiante.
Si la révolution de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle n'était fondamentalement ni économique, ni politique, mais culturelle, si c'était la révolution culturelle de la mort de Dieu en l'homme, elle aurait entraîné dans les structures communes - et aujourd'hui enfin dans le sentiment commun - ce qu'était pour Pascal, psychologue de l'individu solitaire, la misère de l'homme sans Dieu.
On comprendrait même, au début de cette phase culturelle, l'allègement, le bond de joie, l'enthousiasme, l'optimisme éperdu de cette libération si belle, suivie, un peu plus tard, de ce sentiment à la fois de pesanteur et de vide, d'angoisse et d'inertie, de griserie retombée."
Maurice Clavel, Ce que je crois, Grasset, 1975, pp. 190 à 193