Bourdieu était (est) un intellectuel critique, héritier de Marx et des maîtres du soupçon. C'était son rôle, sa vocation, sans doute née de l'écart entre la modestie de ses origines sociales et ses brillantes aptitudes intellectuelles. Il aura passé toute sa vie à s'interroger sur ce problème du déterminisme social. Il est également l'héritier, la mystique en moins, des prophètes de la Torah dont la vocation était d'arracher les masques, de dénoncer l'hypocrisie (mais sans le payer de sa vie, comme les prophètes). A nous de voir ce que nous pouvons en tirer en comprenant, comme dit Spinoza, "ce qui nous détermine".
Je comprends qu'il puisse agacer car il remet en question beaucoup de certitudes, notamment la question du "mérite". Bourdieu nous invite à questionner l'idéologie dominante et ses évidences ou pseudo évidences naturalistes. Le problème réside dans ce que nous faisons de cette critique radicale. Bourdieu fait-il partie de ces esprits "qui toujours nient", comme dit Goethe ou quelque chose d'autre qu'un nihilisme stérile peut-il venir de cette remise en question radicale, en raison de quoi Bourdieu aura peut-être servi à quelque chose.
Et puisque la sociologie, selon lui, est un "sport de combat" et non une discipline scientifique (Bourdieu ayant au moins le courage, contrairement à Philippe Meirieu à propos de la pédagogie d'annoncer la couleur), il faut espérer que le monde de Bourdieu, celui d'après le grand soir et du triomphe de la "sociologie de combat", ressemble à autre chose qu'à la Roumanie de Ceaucescu ou pire, au Cambodge du temps des Kmers rouges où, rappelons-le, toute espèce de "distinction", y compris le port de lunettes, considérées comme un symbole bourgeois, était puni de mort et où le pauvre roi Lear serait passé à la trappe pour avoir osé soupirer qu'il fallait un rien de trop pour être.
Il y a bien longtemps que la "culture générale", la véritable école du commandement, selon Charles de Gaulle, "culture de connivence", facteur de distinction et de sélection sociale est morte. Les élèves ne font plus ni grec, ni latin et les élites politico-économiques méprisent majoritairement la culture générale au profit de la finance et de l'économie, disciplines sur lesquelles ils se gardent bien de réfléchir, faute justement de "culture générale".
Si l'Ecole, par exemple est une machine à reproduire les inégalités sociales et les enseignants des "intellectuels organiques" (Gramsci) au service du système (qu'ils en aient conscience ou non), à quoi bon continuer à transmettre des connaissances, à essayer de faire réfléchir dans un tel système ? Faut-il rester pur en attendant "le grand soir" ou faire quelque chose dans un monde imparfait, sans se faire trop d'illusions sur nos capacités à le changer ?
Avant d'être un "sport de combat", la sociologie une pensée statistique, du moins depuis Durkheim. Fondée sur la loi des grands nombres, elle ne tient pas compte des exceptions qui peuvent être nombreuses (le grand bourgeois psychotique, le transfuge de classe...) Personnellement, je n'ai pas fini au collège de France comme Bourdieu, j'ai plongé les mains dans le cambouis en ZEP, "réalité rugueuse à étreindre", comme dit Rimbaud. Bourdieu (et tous les "intellectuels de surplomb") ne serait-il pas comme le Kant de Péguy qui garde les mains pures car il n'a pas de mains ?
En tout état de cause, Je retiens de Bourdieu (et de Spinoza) l'importance de la connaissance des causes qui nous font agir, première condition de la liberté d'agir.
Maintenant, s'il est vrai, comme le prétendent certains, qu'il est à l'origine de la suprématie des mathématiques au lycée (et donc de la sélection par les mathématiques) les mathématiques étant censés imperméables à la culture de connivence, ce qui reste à démontrer, je pense que l'empathie, la "pensée méditante", la poésie, la musique, la littérature, les arts en général et l'intelligence émotionnelle y ont beaucoup perdu.
Mais comme disait notre prof. de philo (marxiste) en hypokhâgne, il faut en finir avec la vie intérieure, n'est-ce pas ?