Un essai biographique d'Edith de la Héronnière nous invite à découvrir la vie et l'oeuvre poétique méconnue de Joë Bousquet (1897-1950), l'un des plus grands écrivains du XXème siècle.
"Je n'étais pas né que j'étais mort." Il fallut deux heures pour ranimer l'enfant qui venait de naître, à onze heures du soir, ce 19 mars 1897 à Narbonne. Cette manière de se tenir, dès l'origine, aux frontières de la vie et de la mort, sera une constante de l'existence de Joë Bousquet.
Il voit sa vie basculer, le 27 mai 1918, près de Vailly, lorsqu'une balle le prive de l'usage de ses jambes. Il n'a que vingt et un ans. Le jeune dandy aventureux, séducteur et rebelle, le lieutenant follement intrépide, passera désormais les 32 années qui lui restent à vivre dans une chambre aux volets clos, au 53 de la rue de Verdun, à Carcassonne.
Cette réclusion forcée aurait pu le vouer au désespoir, mais Bousquet refuse de s'apitoyer sur lui-même : "Mon mal se fermait à ma pensée et se refusait de plus en plus à devenir mon malheur." Il décide de vivre le plus intensément possible en arpentant ses "territoires intérieurs". Une étrange alchimie s'opère aloirs à travers l'écriture, l'amitié et l'amour. Bousquet entreprend de "changer en or le plomb de son malheur" et "d'habiter souverainement la douleur". La morphine, l'opium, la cocaïne, ses "tisanes de sarments", dont il se sert pour soulager ses souffrances, lui tiennent dangereusement compagnie.
Il y a aussi des femmes dans la vie de ce grand amoureux : "De mon coeur, elles ont fait un palais. Il faut avoir été le dernier des hommes pour savoir tout ce qu'une femme peut donner avec son amour."
Cette chambre obscure où il vit en reclus devient un "lieu saint" de la vie intellectuelle et artistique. Tous ceux qui viennent lui rendre visite, connus et inconnus, ressortent de la chambre aux volets clos fécondés, éclairés, consolés. Durant l'Occupation, la chambre de Joë Bousquet devient un refuge et un foyer de résistance. Pierre Guerre, l'un de ses proches le dépeint ainsi : "Il avait un visage de Copelius ou d'alchimiste peint par Dürer, à la fois jeune et tourmenté. Il créait un monde poétique très justement à mi-chemin de la lucidité et du rêve. Il touchait l'extraordinaire."
Ecrivains, philosophes et poètes : Carlo Suarès, André Gide, André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard et Gala, Paul Valéry, Simone Weill, Julien Benda, Jean Paulhan... pousseront tous un jour la porte du poète, mais aussi des peintres : Max Ernst dont Bousquet aimait particulièrement les oeuvres, René Magritte, Jean Dubuffet, Hans Bellmer...
Encouragé par les meilleurs esprits de son temps, en particulier Jean Paulhan, l'homme immobile travaille la nuit quand la ville s'est endormie. Sur son lit, un cahier pour chaque "domaine" : noir pour les écrits érotiques, bleu pour les notes, saumon pour les points de vue sur la littérature, blanc pour la mystique. Il écrit beaucoup : des romans, des contes, des poèmes, un journal qui accompagne toutes ses recherches. Il lit et médite plus encore, travaillant à approfondir les secrets du langage pour enchanter son destin. A l'approche de la mort, il travaille de plus en plus à une mystique de la poésie. "Il cherchait le réel de Dieu et trouvait dans la poésie, l'approche la plus poussée de ce que l'on désigne généralement par ce nom."
"Par l'écriture, par l'exercice de plus en plus affiné du langage, il a réussi à sauver sa vie de son malheur au point de pouvoir prononcer le mot "bonheur".
Une phrase jetée dans les dernières pages de son journal contient peut-être la clé de sa vie et son testament spirituel : "Tout semble perdu, mais il nous reste l'issue de sauver le mal."
Edith de la Héronnière : "Joë Bousquet, une vie à corps perdu", aux éditions Albin Michel.