« Une vieille servante », Gustave Flaubert, Madame Bovary, 2ème partie, chap.8
(Catherine Leroux va recevoir une distinction pour récompenser cinquante années de dur travail)
" Où est-elle Catherine Leroux ? répéta le conseiller .
Elle ne se présentait pas, et l'on entendait des voix qui chuchotaient :
- Vas-y.
- Non .
- A gauche .
- N'aie pas peur .
- Ah ! qu'elle est bête .
- Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache .
- Oui ! la voilà !
- Qu'elle approche donc .
Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds
de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin (sorte de coiffe qui s'attachait sous le menton) sans
bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient de longues mains à articulations noueuses. La poussière des granges, la
potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales quoi qu’elles fussent rincées d’eau claire ; et, à force d’avoir
servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa
figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait au
milieu d’une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée par le drapeaux, par les tambours, par les messiers en habit noir et par la croix d’honneur du Conseiller, elle demeurait
tout immobile, ne sachant s’il fallait s’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce
demi-siècle de servitude..."
Eléments d'explication du texte :
1°) La scène évoque la remise d'une médaille d'argent et d'un prix de 25 francs à une vieille servante, Catherine Nicaise-Elisabeth Leroux, en récompense de 54 ans de services dans la même ferme.
2°) Le personnage principal est Catherine Leroux ; les mots et les expressions qui précisent son identité et sa fonction sont : "une petite vieille femme", "la poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées", "à force d'avoir servi", "l'horrible témoignage de tant de soufrances subies", "Dans la fréquentation des animaux", "ce demi-siècle de servitude".
3°) Les personnages secondaires sont :
- Tuvache (le président)
- M. Le conseiller
- Les examinateurs (le Jury)
- Les messieurs en habit noir
- Le pharmacien, le notaire
Tuvache : autoritaire, irrespectueux, familiarité rude ; les "Messieurs en habit noir" ne sont évoqués qu'à travers leur costume (la bourgeoisie de la ville) ; "croix d'honneur" du conseiller (légion d'honneur) : notable, personnage important ; bourgeois épanouis qui contrastent avec l'aspect usé de la vieille femme ; "d'un ton paternel" : Le narrateur suggère leur bonne conscience.
Le pharmacien et le notaire sont des bougeois libre-penseurs, rationalistes et anticléricaux ; dans "Madame Bovary", sous la figure de Monsieur Homais, le narrateur fait la satire d'un type humain typique de la société provinciale du XIXème siècle, il se moque des héritiers pontifiants, prosaïques, égoïstes, terre-à-terre et bornés de la "philosophie des Lumières".
4°) La scène est rapportée par l'auteur, Gustave Flaubert ; narrateur externe (hétérodiégétique), point de vue externe/interne :
a) "alors on vit s'avancer..." (point de vue externe)
b) "elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi les examinateurs lui souriaient." (point du vue interne)
5°) la cérémonie se déroule en trois parties qui correspondent au plan du texte :
a) Catherine Leroux est appelée
b) elle s'avance
c) on lui remet les récompenses
6°) le narrateur insiste sur la timidité et la gaucherie de la vieille servante ; elle est perçue commme une personne que l'on peut se permettre de rudoyer (elle l'a toujours été quand elle était à la peine, et elle l'est même ce jour-là, alors qu'elle est à l'honneur). Irrespect, rudesse, manque d'égards des paroles qu'on lui adresse, familiarité rude et condescendante.
7°) La vieille servante est vue par l'assemblée, les notables, les bourgeois ("on" = pronom indéfini) ; organisation du portrait (il fonctionne en fait comme un récit) :
a) allure générale
b) les vêtements
c) le visage
d) les mains (le narrateur insiste particulièrement sur ce détail)
e) l'expression du visage
f) le regard
g) le comportement (mutisme, placidité)
9) Les champs lexicaux :
Catherine Leroux est "craintive", "humble, "usée" ; le narrateur insiste particulièrement sur la notion d'usure : "servi, "durcies", "éraillées, "plissé", "flétrie", "encroutées"
10) Les comparaisons et les métaphores :
"Son visage maigre (...) était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie." (comparaison) - comparé : le visage de la vieille servante - comparant : une pomme de reinette - élément commun : les rides.
"Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure." (métaphore) - comparé : sa physionomie - comparant : une religieuse contemplative - élément commun : la maigreur, l'ascétisme.
"Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité." (métaphore) - comparé : la vieille servante - comparant : les animaux - élément commun : le mutisme.
11) Les mains de la vieille servante (métonymie = la partie pour le tout) symbolisent le travail, la servitude, la longue description des mains racontent son humble histoire ; elle a une fonction à la fois narrative et critique ; témoins silencieux et irréfutables, elles "racontent" à celui qui sait les déchiffrer une longue histoire d'exploitation et de mépris.
12) "Elle se voyait" (verbe pronominal) ; le narrateur adopte le point de vue de Catherine Leroux. D'objet, elle est élevée à la dignité de sujet.
13) "Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis un demi-siècle de servitude." La voix de l'auteur prend ici le relai de celui du narrateur pour soustraire le récit/description à l'anecdote et en montrer la dimension sociale, en la condensant dans une "clausule" particulièrement lapidaire et frappante. Flaubert est un conservateur par scepticisme en politique ; il ne croit pas au "progrès", ce n'est pas un "révolutionnaire", ni même ce que l'on appelerait aujourd'hui un "homme de Gauche", comme le montre sa correspondance avec George Sand.
A l'instar de Balzac, Flaubert exhibe "le côté caché", l'envers du décor et prend à l'occasion la défense des petites gens et des rejetés (par exemple ici en "faisant parler les mains" de quelqu'un qui ne sait pas parler). La "charge" est peut-être plus efficace qu'une diatribe révolutionnaire parce qu'elle évoque un cas particulier irréfutable, les marques de la servitude sur un corps et non des théories et des idées générales.
Maupassant, grand admirateur de Flaubert, montrera de son côté (par exemple dans "Boule de suif") que la bonne conscience et le mépris des "petits"
(en l'occurence une prostituée au grand coeur) dépasse les clivages politiques : le bourgeois républicain se révèle aussi féroce et aussi méprisant que l'aristocrate royaliste envers la fille de
joie qui les a sauvés.
L'auteur de "Madame Bovary" rejoint ici la lignée des moralistes inaugurée au XVIIème siècle par La Bruyère et son évocation vibrante d'indignation de la misère du monde paysan ; à travers une formule d'une ironie féroce, la vieille servante devient la personnification d'une idée, l'allégorie d'une réalité sociale : d'un côté les "nantis", les riches, les puissants, satisfaits d'eux-mêmes, remplis de bonne conscience et de bons sentiments, tandis qu'ils lui remettent une récompense dérisoire, de l'autre la vieille servante qu'eux mêmes et leurs semblables ont exploitée sans vergogne toute sa vie.