D'un point de vue anthropologique, une fête est la célébration symbolique d'un événement, homme, dieu, phénomène cosmique, en un temps consacré à un grand nombre d'actions collectives à fonction expressive.
Mais cette définition englobe des réalités bien différentes. Il semble qu'il y ait plusieurs types de fêtes : Roger Caillois, à la suite d'Emile Durkheim, font de la "fête de transgression" la fête par excellence et de la transgression l'essence de la fête.
Emile Durkheim définit la fête comme "excès permis, voire ordonné, violation solennelle d'une prohibition". Ces fêtes, telles que le Nouvel An babylonien dans la Haute Antiquité et "l'Intichima" des Indiens péruviens, spécialement étudiée par Durkheim, peuvent être appelées "fêtes cosmiques totales". Elles font retour à l'origine, à un temps avant le temps, temps du chaos originel qui précéda, dans la réprésentation mythique, le temps ordonné, pacifié, de la culture.
A travers des pratiques collectives où prédominent souvent la violation des règles de parenté, on accède au chaos des origines, afin de revivre la jeunesse du monde et de régénérer ainsi l'ordre culturel.
Les fêtes des Esquimaux, durant la saison d'hiver appartient à un second type de fêtes et se caractérisent au contraire par la multiplication et le renforcement des interdits.
Les fêtes qui entourent la pratique mélanésienne du "potlatch" s'apparentent davantage au combat qu'au tumulte ou à la fusion : en faisant assaut de magnificence, les chefs affirment leur pouvoir sur leurs sujets et leur supériorité sur leurs rivaux.
On remarque en fait que le désordre et la "fusion" (souvent relatifs), se produisent souvent après la fête proprement dite. Par exemple en France, après le défilé militaire du 14 juillet, on se rassemble pour danser, pour parler ou on s'égaille par petits groupes dans une camaraderie bon enfant.
Tout se passe comme si on avait affaire à "deux fêtes" sans véritable rapport, sinon d'occasion l'une avec l'autre : une fête officielle de représentation et de démonstration et une fête officieuse de participation et communication. Peut-être cette seconde mérite-t-elle vraiment le nom de "fête" car la fête n'est pas spectacle, mais participation.
La fête favorise souvent la concorde et la coexistence entre les individus, leur cohésion et par conséquent une certaine paix à l'intérieur du groupe. Néanmoins, c'est le cas des fêtes de "libération", de "rupture", une partie du groupe peut se détacher du groupe principal, par exemple en Mai 68, mouvement incontestablement marqué par l'esprit de fête, pour affirmer d'autres valeurs. Mais une fête n'est pas une révolution, même manquée ; la violence s'y déploie de manière symbolique, alors qu'une révolution implique une lutte armée.
En réalité, l'essence de la fête n'est pas d'illustrer, de représenter, mais de contester la culture et souvent de déchirer le voile qui enveloppe les habitudes communes : accumulation de biens, de savoirs, répétition, existence sur le mode de la productivité, du respect des valeurs dominantes : "Imprévisibles, écrit Jean Duvignaud, dans "Fêtes et Civilisations", la fête apparaît aussi bien durant des cérémonies rituelles avec lesquelles elle ne se confond pas, qu'en dehors de toute manifestation publique. Elle revêt des aspects divers qui échappent à toute loi : elle éclate chez les Indiens Pueblos célébrant le culte du maïs ou durant les journées de la Révolution de 89. Loin d'attester une culture, la fête en conteste les éléments, s'en détache."
Beaucoup de fêtes comportent un aspect de démesure, de violence qui les rapprochent d'une sorte d'état de guerre ; comme la guerre, elles constituent une rupture avec un certain ordre. Comme la guerre, la fête semble la négation des critères qui définissent le cours ordinaire des choses : le travail, la productivité, le respect de lois et des conventions (l'interdiction de tuer), comme la guerre enfin, la fête est source d'émotions.
Roger Caillois a montré que les guerres modernes ont relayé les fêtes de jadis. Cependant, à mesure qu'elle se prolonge, la guerre est ressentie comme une réalité tragique, pesante, douloureuse. Fête, possibilité d'exaltation, de changement, d'aventure (les combattants de 14-18 partant "la fleur au fusil"), elle se transforme en souffrance et en routine.
On remarquera aussi que le devoir d'obéissance, les exigences de l'ordre, pèsent davantage dans la hiérarchie militaire que dans la hiérarchie civile, notamment en temps de guerre. Tout ceci explique que le retour à la paix puisse, à son tour, être ressenti comme une fête.
Mais il s'en faut que l'état de paix se caractérise par une absence totale de conflit, de tension : tensions internationales, équilibre précaire entre les puissances, fabrication et accumulation d'armes de destruction classiques et atomiques, espionnage, mais aussi conflts sociaux, grèves, violences, exploitation...
Pouvons-nous, dans ces conditions, accéder durablement à la paix, à la sérénité, à la confiance ? N'arrive-t-il pas à chacun d'entre nous d'imaginer parfois une "autre vie", des rapports humains plus vrais, plus riches, plus authentiques ?
Peut-être faut-il regretter que la fête qui cristallise toutes ces aspirations diffuses en chaque être humain n'existe plus dans nos sociétés occidentales modernes, ou bien sous des formes qui en révèlent bien souvent le désespoir ("rave parties", "cocktails Facebook"...)
Les sociétés passées (ainsi que les sociétés dites "primitives" qu'on appelle aujourd'hui "premières") essayaient de canaliser et de récupérer la part d'irrationnel et de révolte qui caractérise le besoin de fête ; mais les fêtes organisées risquent à tout moment de se muer en "autre chose". La société a peur des fêtes car leur essence consiste dans la volonté d'affronter toutes les forces auxquelles s'opposent l'ordre culturel. Face à la nature, les sociétés humaines dressent l'ordre de la culture, face à la rareté, l'ordre du travail, à l'activité sexuelle instinctive, les interdits. La fête tente d'affronter cette "nature", cest pourquoi toute fête est subversive, au moins en puissance. Une société qui ne vivrait que de fêtes serait sans doute vouée à la décadence et à la destruction, comme le fut la société romaine du Bas-Empire.
Cependant, dans l'affrontement avec le "tout autre" de la culture, il est possible de trouver la possibilité d'un "ressourcement" ; faire la fête, ce n'est pas seulement retourner à un temps primordial, antérieur au temps social, ce n'est pas seulement "jouer" ou défouler les instincts comprimés par les impératifs de la vie sociale, ce peut être aussi forcer une société à prendre conscience de ses manques, de ses limites, faire signe vers "autre chose" (une "utopie positive")
La fête et les phénomènes qui l'accompagnent dans les sociétés premières, comme la possession, la transe, cherchent la rencontre individuelle ou collective avec une force non humaine (animale ou divine).
Dans la guerre, l'homme ne rencontre que son semblable devenu son "ennemi", dans la paix, il se laisse insidieusement emprisonner par la répétition, le "c'est ainsi" ; il se résigne, échangeant ses aspirations pour une sécurité un peu morne.
Dans la fête, au contraire, l'homme découvre quelque chose qui n'est pas de l'ordre de la paix, mais qui échappe à la souffrance physique et à la cruauté de la guerre. Alors que la guerre, selon l'expression de Clausewitz "est la continuation de la politique par d'autres moyens", la fête rompt avec l'accumulation, la répétition, la logique de l'Histoire. Elle constitue une incursion en dehors des systèmes clos, l'approche de ce qui agit sur l'homme en dehors des institutions, des "structures".
La fête instaure comme un "remous" à l'intérieur du temps humain ; elle est désir d'échapper aux contraintes du temps et de l'espace, aux déterminismes sociaux et historiques, à la chaîne de la causalité pour accéder à des états "autres", différents de ceux de la vie "ordinaire". L'homme qui fait la fête cherche à "casser" l'espace et le temps, à percer l'opacité répétitive de l'étant, le mensonge du personnage, la répartition des rôles et des fonctions, à exister pour soi-même, en soi-même. Quête de sens, négativité pure, la fête exhibe la limite de l'étant.
Mais qu'en est-il du temps dans lequel s'inscrit le temps de la Fête pour le subvertir ?
a) dans un premier sens, le temps est un milieu indéfini, vide où paraissent se dérouler des faits irréversibles (le passé n'est plus). Cet aspect du temps, c'est l'écoulement pur par lequel les instants tombent dans le néant.
b) dans un deuxième sens, on entend par "temps" l'acte de succéder, de remplacer, la modalité la plus régulière de la succession est la suite des nombres entiers qui permet d'encadrer le temps, de le mesurer.
c) dans un troisième sens, le temps se définit par des cadres sociaux : les jours, les semaines, les saisons, les années, les générations, les siècles, les millénaires.
d) enfin et surtout, le temps se caractérise par le sentiment intime d'une durée coextensive à l'existence même, une durée qui épouse toutes les nuances de la vie psychique : instants indifférenciés dans l'expérience de l'ennui (l'expérience du temps "à l'état pur"), durée où trois heures au cadran paraissent ne durer qu'un instant. C'est à cette dernière modalité du temps, subjective, existentielle, toute vibrante et riche de mes sentiments, de mes émotions , de mes souvenirs et de mes espoirs que se rattache ce que les anciens Grecs appelaient le "Kairos", l'événement et dont relève le temps de la fête.
le "Kairos", ce n'est pas simplement le printemps, mais le coeur qui refleurit après le long hiver, poussant, comme le dit admirablement Lanza del Vasto "vers l'impassible ciel ses ambigus rameaux et ses fleurs fidèles", c'est la rencontre inespérée ou secrètement espérée. Le chemin qui soudain s'éclaire après le "voyage au bout de la nuit".
Surgissement d'un jour nouveau dans la grisaille des jours, libération d'un prisonnier, guérison inespérée d'un malade. "Kairos Chronos" : temps favorable, temps fort qui nous délivre de la répétition, du déterminisme clos d'une histoire personnelle ou collective.
Elles sont terribles les existences qui ne connaissent pas de "Kairos" et sont hantées par le retour éternel des mêmes expériences et des mêmes échecs : "La treizième revient... c'est encore la première. Et c'est toujours la seule ou c'est le seul moment." (Gérard de Nerval, "Artémis")
Retour au passé douloureux de l'orphelin hanté par la mort, du don Juan par l'abandon, de l'avare par le manque d'amour...
"Ainsi, bien des hommes, prisonniers d'un souvenir ancien qu'ils ne parviennent pas à évoquer à leur conscience claire, sont contraints par ce souvenir, à mille gestes qu'ils recommencent toujours, en sorte que toutes leurs aventures semblent une même histoire, perpétuellement reprise..." écrit F. Alquié dans "Le désir d'éternité". Ce désir, rivé à un souvenir inconscient que l'on ne parvient pas à évoquer, c'est aussi la "perversion" au sens freudien : l'investissement par le moi d'une grande quantité d'énergie psychique de façon répétitive, aveugle, obsessionnelle, distordue au niveau de l'objet.
La passion, au sens où l'entend F. Alquié, grève notre liberté, nous contraignant à agir de façon répétitive, sans avenir, sans changement, sans devenir, elle nous rend étranger à nous-mêmes.
La passion a sa temporalité propre : le passionné ne vit pas le présent comme présent car l'essence du présent est de "passer". Exister, c'est sortir de soi ; n'existe vraiment que celui qui n'a pas lui-même pour site. Or la passion nous installe dans un présent-passé étranger à la dimension du futur.
L'ambitieux n'a pas conscience que son désir de réussir à tout prix a pour source le souvenir d'une ancienne humiliation ; ses "victoires" sur les autres ne peuvent combler ce désir ancien d'être estimé. Ses victoires ne sont que des vengeances méconnues ; aussi est-il condamné à persévérer dans sa recherche effrénée et répétitive de substituts. La servitude du passionné vient de l'ignorance de ce qui le passionne.
Mais l'existence humaine n'est pas vouée à la répétition :
a) les crises :
Les crises constituent une rupture et un désordre. Sur le plan médical, elle se situent à un carrefour, sur une bifurcation qui peut mener soit vers la guérison, soir vers une dégradation de l'état initial, soit vers un rétablissement ou même une amélioration. Toute vie humaine est faite de crises, ponctuée par une succession de crises : la naissance (archétype de toute crise), la rupture du 8ème mois, la puberté, etc. Mais pour douloureux qu'ils puissent être, ces événements sont des étapes inévitables.
b) les reprises ("Nachträglichkeit", réorganisations)
"Je travaille sur l'hypothèse que notre mécanisme psychique s'est établi par stratification : les matériaux présents sous forme de traces mnésiques subissent de temps en temps, en fonction de nouvelles conditions, une réorganisation, une réinscription." (S. Freud, Lettre à Fliess, 1896)
L'existence humaine s'accompagne donc d'une véritable réélaboration permanente en fonction d'événements nouveaux. Le passé lui-même n'est pas quelque chose de stable, de figé ; les traces mnésiques ne sont pas dans l'inconscient comme des choses inertes, elles ont une vie propre. Un stade ne reprend pas textuellement le stade précédent, mais un certain type de structure "attrape" dans l'univers des indices parlants, leur donne un sens émouvant, les intègre à des faits anciens, physiquement disparus.
Toute crise, toute réorganisation, peuvent être le signe d'un temps favorable, d'un "kairos" et une occasion de joie.
Cette joie se confond-elle pour autant avec ce que Freud appelle le "sentiment océanique" provenant du narcissisme primaire qui imprègne les premiers mois de l'existence humaine ? Il constituerait une reprise d'un sentiment latent, plus ancien puisque "rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne peut disparaître de ce qui s'est formé, tout est conservé d'une façon quelconque et peut reparaître dans certaines circonstances favorables, par exemple au cours d'une régression suffisante."
Ce sentiment d'expansion infinie du moi serait donc la résurgence du "paradis" foetal perdu.
Mais tout sentiment d'éternité est-il de nature régressive, implique-t-il une perte des phases intermédiaires ?
La vrai joie, au contraire, selon Spinoza, est le sentiment qui accompagne "le passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande"... "Sentimus experimurque nos aeternos esse." ; "l'amour de Dieu (la substance éternelle) se lève comme un soleil suscitant la béatitude qui dissipe toute crainte, même celle de la mort."
"Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance, nous en éprouvons une joie accompagnée de l'idée de Dieu comme cause."
Démonstration : De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l'esprit qui puisse être donnée, c'est-à-dire la plus grande Joie, et celle-ci accompagnée de l'idée de soi-même et par conséquent accompagnée de l'idée de Dieu comme cause."
Corollaire : Du troisième genre de connaissance naît nécessairement l'amour intellectuel de Dieu. De ce genre de connaissance naît en effet une joie accompagnée de l'idée de Dieu comme cause, non en tant que nous l'imaginons présent, mais en tant que nous comprenons que Dieu est éternel ; et c'est cela que j'appelle amour intellectuel de Dieu.
"Par là nous pouvons comprendre clairement en quoi consiste notre salut, ou, en d'autres termes, notre béatitude ou notre liberté : dans l'amour constant et éternel
envers Dieu, ou, en d'autres termes, dans l'amour de Dieu envers les hommes. Et c'est à bon droit que, dans les Livres Saints, cet amour ou béatitude est appelée "Gloire".