Les éditions Mille et une nuit ont eu la bonne idée de publier l'opuscule de Kant : "Réponse à la question : "Qu'est-ce que les Lumières" en même temps que la réponse à la même question de Moses Mendelssohn, le grand-père du compositeur Félix Mendelssohn et le plus célèbre représentant d'un judaïsme des Lumières, la Haskalah, texte auquel Kant fait allusion à la fin de son opuscule :
"Dans les nouvelles hedomadaires du Buensching du 13 septembre je lis aujourd'hui 30 du même mois l'annonce de la revue Mensuelle berlinoise, où se trouve la réponse de M. Mendelssohn à la même question. Je ne l'ai pas encore eue entre les mains ; sans cela elle aurait arrêté ma présente réponse, qui ne peut être considérée maintenant que comme un essai pour voir jusqu'où le hasard peut réaliser l'accord des pensées."
(Kant, La philosophie de l'Histoire (les origines de la pensée de Hegel), chez Denoël/Gonthier, p. 46 et suiv., édition établie et traduite par Stéphane Piobetta)
Nous verrons les points communs entre ces deux textes, mais aussi ce qui les distingue.
Note sur la HASKALAH :
Dérivé de l'hébreu sekhel (« raison » ou « intellect »), le terme Haskalah désigne un mouvement social et culturel dans le judaïsme d'Europe centrale et orientale, à la fin du XVIIIème et au XIXème siècle. Bien qu'inspiré de la philosophie des Lumières, ses racines, son caractère propre et son développement sont éminemment juifs.
Lorsque le mouvement commença, les juifs vivaient dans les conditions socio-géographiques du ghetto et restaient soumis au régime de la ségrégation et à une législation discriminatoire. Dans certaines villes, à Berlin notamment, puis en Europe orientale, quelques « juifs itinérants » (surtout des marchands) et des « juifs de cour » (au service de souverains et de princes), dont le contact avec la civilisation européenne avait aiguisé le désir de s'intégrer à la société globale, se décidèrent à entreprendre de changer cette situation.
Au début, les partisans de l'Haskala croyaient pouvoir faire participer les juifs au grand courant culturel européen par une réforme de l'éducation juive traditionnelle et par l'abolition de la vie de ghetto. Cela impliquait l'addition de disciplines profanes aux programmes scolaires, l'adoption de la langue vernaculaire à la place du yiddish, l'abandon du costume du ghetto, la réforme des services de la synagogue et l'engagement dans des professions jusque-là écartées par les juifs, telles que l'artisanat et l'agriculture. Moïse Mendelssohn (1729-1786) exprima symboliquement ce programme en donnant une traduction allemande de la Torah, traduction qui fut cependant imprimée en caractères hébraïques.
Le renouveau de l'écriture hébraïque elle-même fut stimulé par la publication en 1784 du premier périodique juif moderne, entreprise qui représentait une tentative très significative en vue de retrouver le sens de la civilisation juive « classique ». Tout en étant fondamentalement rationaliste, l'Haskala véhiculait des tendances romantiques, telles que le souci d'un retour à la nature et l'estime du travail manuel.
(source : encyclopédie universalis)
Moses (Moïse) Mendelssohn (1729-1786) fut un penseur aussi créatif qu'éclectique, dont les écrits sur la métaphysique et l'esthétique, la politique et la théologie, conjugués avec l'héritage spécifique du judaïsme le placèrent au centre du mouvement allemand des Lumières (Aufklarüng). pendant près de trois décennies.
Ayant fait siennes des conceptions métaphysiques dérivées des écrits de Leibniz, de Wolff et de Baumgarten, il fut aussi l'un des critiques littéraires les plus talentueux de son temps. Ses célèbres travaux su Homère, Esope, Burke, Maupertuis et Rousseau - pour ne citer qu'une faible partie de ses nombreux essais critiques, furent l'objet de plusieurs publications qu'il co-édita avec C.G. Lessing et Friedrich Nicolai.
Surnommé "le Luther juif", Mendelssohn s'impliqua profondément dans la vie de la communauté et de la culture juives en Allemagne, faisant campagne pour les Droits civils des Juifs et traduisant le Pentateuque et les Psaumes en allemand.
Profondément convaincu, en tant que Juif, des bienfaits de l'analyse et du discours rationels, Mendelssohn rejoignit les rangs des porte-paroles institutionnels ou auto-proclamés, aussi bien du judaïsme que du christianisme. C'est dans ce contexte que Johan Lavater le mit impudemment au défi de réfuter les arguments d'un théologien piétiste, Charles Bonnet, ou de se convertir au christianisme, défi que Mendelssohn déclina en plaidant pour la tolérance et en alléguant une série de raisons pour s'abstenir de ce genre de controverses religieuses.
Paralèlement, un certain nombre de penseurs juifs critiquèrent l'ouvrage de Mendelssohn Jérusalem, sa conception de la religion et du judaïsme et ses arguments en faveur d'un judaïsme fondé uniquement sur la raison.
Au-delà de "l'affaire Lavater" et de son travail d'éditeur et de critique, Mendelssohn fut probablement mieux connu de ses contemporains pour ses pénétrantes considérations sur l'expérience du sublime, pour ses arguments sur l'immortalité de l'âme et sur l'existence de Dieu, pour son étroite collaboration avec C.G. Lessing, pour sa dispute prolongée sur le panthéisme (Pantheismusstreit) avec Jacobi durant les années 1780 et pour sa controverse avec Jacobi sur le "spinozisme" de Lessing.
(souce : Stanford Encyclopedia of Philosophy, traduction personnelle)
Rapide parallèle entre l'article de Kant et celui de Mendelssohn :
Les deux articles ne portent pas le même titre : celui de Kant s'intitule "réponse à la question qu'est-ce que les Lumières ?", celui de Mendelssohn : "Que signifie éclairer ?" Kant emploie le mot "Auflärung", plus général et plus abstrait, Mendelssohn préfère employer le mot "éclairer" (aufklaren), plus localisé et plus concret.
Pour Mendelssohn, le concept "d'Humanité" ne correspond à aucune réalité concrète. Il ne peut donc y avoir de progrès de l'Humanité dans son ensemble, puisqu'il n'y a que des individus. Mendelssohn ne pense pas non plus qu'il y ait des époques plus "vertueuses" que d'autres.
Pour Mendelssohn, les deux composantes d'une société donnée sont la culture et la civilisation. Les Lumières représentent la dimension théorique (objective) de la société : la science et la réflexion rationnelle, la culture représente les moeurs et les arts.
Ces deux composantes (culture et civilisation) font de l'homme davantage qu'un animal borné et instinctif, mais elles doivent être contrôlées, car elles ont tendance à outrepasser leurs limites et à s'opposer entre elles. C'est pourquoi les Lumières, selon Mendelssohn, disciple de Leibniz, de Wolff et de Baumgarten, doivent s'inscire dans une structure métaphysique. On voit bien, là encore, la différence avec Kant.
Bien qu'il se présente comme un défenseur des Lumières, Mendelssohn est moins optimiste que Kant et met en garde contre ses dérives possibles : "L'abus des Lumières (et non les Lumières en elles-mêmes) affaiblit le sens moral, conduit à la dureté, à l'égoïsme, l'irreligion et l'anarchie. L'abus de la culture engendre l'hypocrisie, l'amolissement, la superstition et l'esclavage."