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"Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! 
Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous.
Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire.
Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses."

Molière, Dom Juan, acte I, scène 2.

qu'on se lie à demeurer : qu'on s'oblige à rester attaché

se piquer : s'ennorgueillir

des ridicules : des gens ridicules

tributs : marques d'amour

tout ce que je vois d'aimable : toutes les femmes qui me semblent aimables

inclinations : penchants amoureux

réduire (...) le coeur : venir à bout de la résistance de

transports : sentiments exprimés avec fougue

Alexandre : Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) étendit son Empire du nord de la Grèce jusqu'à l'Indus. Le poète romain Juvénal (1er siècle après J.C) lui prêta le regret qu'il n'y eût qu'un seul monde à conquérir.

alt=Description de cette image, également commentée ci-après

Introduction :

Dom Juan, pièce de Molière, dramaturge français contemporain du début du siècle de Louis XIV, publiée en 1682 sous le titre Dom Juan ou le Festin de pierre, est une tragi-comédie en cinq actes inspirée du dramaturge espagnol Tirso de Molina.

Elle met en scène un aristocrate libertin et débauché,  qui ne vit que pour le plaisir de séduire et dont l'existence est un perpétuel défi à la morale et à Dieu.

Pièce où se mêlent tous les registres, elle fut accueillie avec enthousiasme par le public parisien, mais fit l'objet d’une violente attaque au lendemain de sa création et ne fut jamais reprise ni imprimée du vivant de son auteur.

Don Juan vient de demander à son valet Sganarelle ce qu'il pense de sa conduite envers les femmes. Sganarelle lui ayant exprimé, non sans embarras,  sa désapprobation, Don Juan lui répond par une brillante apologie de l'infidélité.

Quelle idée cette tirade donne-t-elle de la personnalité de Don Juan et de sa vision de l'amour ?

Nous étudierons tout d'abord l'argumentation de Don Juan, puis l'assimilation que fait Don Juan de l'amour à la guerre et du langage à une arme.

I. L’argumentation de Don Juan

1) La critique de la fidélité

Le spectateur ne connaît jusqu’à présent Don Juan qu’à travers ce qu’en a dit Sganarelle à Gusmann, le domestique de Dona Elvire, dans la scène 1 de l’acte I : « un grand seigneur méchant homme », « un vrai Sardanapale », « un épouseur à toutes mains »

La tirade de Don Juan est une réponse aux reproches embarrassés que lui fait Sganarelle, mais en vertu de la double énonciation théâtrale, elle est avant tout destinée au public. Elle permet donc de comprendre, pour ainsi dire « de l’intérieur », les motivations profondes de sa conduite. La tirade renseigne le spectateur, non sur des événements (il n’apprend rien sur les relations entre Don Juan et Dona Elvire), mais sur la psychologie de Don Juan.

Don Juan a demandé à Sganarelle ce qu’il pense de sa conduite et son valet lui a répondu qu’il ne l’approuvait pas. La ponctuation expressive au début et à la fin du texte : « Quoi ! », « …et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! » exprime la révolte de Don Juan. Elle s’adresse moins à Sganarelle qu’à ce qu’il représente : la morale commune qui fait de la fidélité une vertu et qui condamne l’infidélité.

On remarque chez Don Juan la parfaite maîtrise de l’art oratoire, notamment de la "période" avec la symétrie de la structure ternaire des deux phrases qui composent le début de la tirade, comme s’il lisait une sorte de sermon préparé à l’avance ou appris par cœur. Contemporain de Bossuet, Molière attribue à son personnage les talents de l’évêque de Meaux,  talents qui ne sont pas mis au service des valeurs chrétiennes, mais qui exaltent le péché.

La tournure interrogative : « Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend… et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? » est purement oratoire. Don Juan ne s’attend pas à ce que Sganarelle réponde à sa question.

Don Juan dépeint la fidélité sous un aspect peu engageant : être fidèle, c’est s’attacher au premier objet qui nous prend, c’est renoncer au monde pour lui, c’est n’avoir plus d’yeux pour personne. C’est non seulement un « faux honneur », par opposition au vrai qui est une valeur aristocratique, mais encore un état comparable à la mort  ("s’ensevelir pour toujours", « être mort dès sa jeunesse »)

Les termes qui servent à désigner les femmes : « objet », « beautés » est significative de la façon dont il les considère.

2)  L’éloge de l’inconstance

Le temps le plus employé dans la tirade est le présent : présent de description : « La beauté me ravit partout où je la trouve », présent de vérité générale ou présent « gnomique ».

Délaissant la forme du sermon, Don Juan a recours cette fois à la maxime, « La constance n’est bonne que pour les ridicules. », « Les inclinations naissantes (après tout) ont des charmes inexplicables et tout le plaisir est dans le changement. », « Toutes les belles ont le droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. »

Note : Le mot « maxime » vient du latin maxima propositio, la majeure du syllogisme en logique et en rhétorique. C’est à partir du XVIème siècle que les maximes prennent le sens de préceptes, de règle morale ou de jugement général. Elles tendent ensuite à prendre le sens de vérité générale. La maxime est un genre littéraire illustré par les œuvres de Bossuet, La Rochefoucauld et Vauvenargues.

La maxime se caractérise par sa visée moraliste, par laquelle l’auteur jette un regard critique sur le monde, sans prétendre le changer. Comme l’a montré Roland Barthes, Cette forme littéraire privilégie la concision du fragment et la discontinuité. 

L'emploi de la maxime au présent gnomique permet à Don Juan de donner une légitimité à sa thèse : l'inconstance vaut mieux que la fidélité (l'assimilation de l'inconstance à la vie et de la fidélité à la mort). Don Juan passe du présent de description : "La beauté me ravit partout où je la trouve." au présent de vérité générale : "La constance n'est bonne que pour les ridicules" et de la troisième personne du singulier (on) à la première personne du pluriel  (nous) et  à la première personne du singulier ("pour moi", "je"), assimilant son cas personnel à une généralité. Si l'on veut bien se souvenir que, par le jeu de la double énonciation, Don Juan s'adresse à Sganarelle, mais aussi au public, on peut dire que Don Juan prend les spectateurs masculins pour confidents, voire qu'il cherche à en faire des complices.

Les connecteurs argumentatifs : "et", "quoi qu'il en soit", "mais", "si", "enfin" n'ont pas de caractère réellement argumentatif. Ils jouent le rôle de "lubrifiants". Le procédé dominant est l'asyndète, la juxtaposition.

Le raisonnement de Don Juan est fondé sur un sophisme construit autour du concept de "justice". Don Juan prétend qu'être fidèle à une seule femme, c'est être injuste envers les autres.

Note : À l'inverse du paralogisme qui est une erreur dans un raisonnement, le sophisme est fallacieux : il est prononcé avec l'intention de tromper l'auditoire afin, par exemple, de prendre l'avantage dans une discussion. Souvent, les sophismes prennent l'apparence d'un syllogisme qui repose sur des prémisses insuffisantes ou non-pertinentes. Ils peuvent aussi s'appuyer sur d'autres mécanismes psychologiques jouant par exemple avec l'émotion de l'auditoire, l'ascendant social du locuteur (argument d'autorité) ou des biais cognitifs, comme l'oubli de la fréquence (donnée) de base.

Don Juan utilise de façon abusive le concept de justice. Pour la philosophie occidentale depuis l'antiquité (Platon, Aristote), la justice est avant tout une valeur morale. La « justice morale » est un comportement alliant respect et équité à l'égard d'autrui. Or, dans la mesure où il quitte les femmes sitôt qu'il les a séduites, on ne peut pas dire que Don Juan fasse preuve de respect envers elles, d'autant qu'il passe complètement sous silence - et pour cause - les dommages qu'il leur inflige (souffrance, perte de leur honneur...) en ne tenant pas ses "engagements" : "J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une (remarquer le déterminant indéfini) n'engage point mon âme à faire injustice aux autres..."

L'idée que Don Juan se fait de la justice et qu'il veut faire partager est fondée sur l'idée de "nature" : "(je) rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige." et non sur l'idée de culture et de civilisation.

Don Juan n'est pas soucieux de "démontrer" logiquement la validité d'une thèse en vérité insoutenable, mais de faire l'apologie de l'infidélité. Il ne cherche pas à convaincre, mais à persuader.

II. L'amour assimilé à la guerre

1. la femme "forteresse"

La deuxième partie de la tirade de Don Juan est fondée sur une métaphore filée qui assimile l'amour à la conquête militaire à travers le champ lexical de la guerre : "réduire", "combattre", "rendre les armes", "forcer pied à pied", "résistances", "vaincre", "maître", "conquête", "triompher", "ambition", "conquérants", "victoire", "conquêtes". La phase de séduction est comparé à une campagne militaire et les femmes à des ennemies qu'il faut vaincre.

La comparaison occupe une grande partie de la tirade, ce qui montre l'importance de l'idée développée dans la psychologie de Don Juan et dans la conception qu'il se fait de l'amour : "Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a rien à souhaiter...", autrement dit le seul intérêt de l'amour est dans la conquête amoureuse.

L'emploi récurrent d'hyperboles : "Si j'en avais dix mille, je les donnerais toutes", "j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants", "Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs, "je me sens un cœur à aimer toute la terre", "et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y étendre mes conquêtes amoureuses" - montre l'exaltation croissante de Don Juan, le caractère excessif de son ambition, sa démesure (ubris, amartia). On se souvient qu'Alexandre de Macédoine est mort à l'âge de 33 ans, victime de son ambition démesurée.

On relève de nombreux changements de rythme (binaire, ternaire, quaternaire, quinaire) qui rendent le texte particulièrement vivant. Le rythme de la tirade est à l'image de l'existence de Don Juan.

Le registre de cette deuxième partie de la tirade est essentiellement lyrique : Don Juan fait part, mais comme s'il se parlait à lui-même plutôt qu'à Sganarelle, avec une délectation qui se complaît  dans l'emploi de l'imagination prospective et rétrospective des émotions qu'il éprouve à séduire.

2. Le langage comme arme

Les armes de Don Juan, ce sont essentiellement les mots. C'est avec des mots qu'il réduit insensiblement les cœurs, qu'il combat l'innocente pudeur des âmes, c'est avec des mots qu'il vainc les scrupules et qu'il mène doucement les belles où il a envie de les faire venir. Cette utilisation des mots au service d'une stratégie de la conquête amoureuse est tout entière exprimée dans l'oxymore "douce violence".

Il ne connaît pas d'autre usage du langage : "Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter..."

Don Juan est l'homme de l'instant, il préfère les émotions aux sentiments, l'instant à la durée. Il incarne ce que le philosophe danois Soeren Kierkegaard appelle le "stade esthétique". La stratégie amoureuse et existentielle de Don Juan consiste à nier l'altérité d'autrui pour conserver l'illusion de son autosuffisance.

Le niveau de langue est soutenu. Don Juan a une très grande maîtrise de la parole. Il s'en sert pour séduire les femmes, pour éconduire les importuns (la scène avec Monsieur Dimanche).

Il s'en sert contre ce que représente Sganarelle : la morale commune et par- dessus tout contre Dieu, son seul véritable interlocuteur, Celui dont il attend une réponse qui prouverait son existence.

Sganarelle est abasourdi par le discours de son maître et ne trouve rien à répondre : "Qu'as-tu à dire là-dessus ? - Ma foi ! J'ai à dire..., je ne sais que dire, car vous tournez les choses d'une manière, qu'il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. J'avais les plus belles pensées du monde, et vos raisonnements m'ont brouillé tout cela. Laissez faire : une autre fois, je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer (discuter) avec vous."

La capacité de Don Juan à peindre l'inconstance sous un jour attrayant et la maladresse de Sganarelle à défendre la fidélité fut l'un des reproches faits à Molière par les "dévots" dont la cabale fit tomber la pièce après la première représentation.

Conclusion

Brillant plaidoyer pro domo d'un aristocrate supérieurement doué, mais totalement dénué de moralité et qui ne vit que pour le plaisir, cette tirade permet au spectateur de se faire une idée de la psychologie de Don Juan, de ses motivations, de ses raisons de vivre, de sa conception de l'amour.

A l'objection naïve et maladroite de Sganarelle : "Je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites" - Don Juan répond par une brillante apologie de l'inconstance, usant des artifices de la rhétorique, transformant en maxime sa haine de la fidélité, inversant la hiérarchie des valeurs reçues, faisant ainsi de son cas personnel une généralité.

La variété "étourdissante" du rythme, l'absence de véritables connecteurs logiques montre que son discours est davantage destiné à persuader qu'à convaincre.

La deuxième partie de la tirade est fondée sur une métaphore filée qui assimile l'amour à la guerre et qui privilégie le seul plaisir de la conquête.

Dans une mouvement croissant d'exaltation, Dom Juan s'identifie à Alexandre de Macédoine, le conquérant ivre de gloire de la période hellénistique, exprimant ainsi le désir insatiable et démesuré qui le brûle.

Molière suggère que ce n'est pas un "destin" (ananké, fatum) qui pèse sur lui "de l'extérieur" qui fait le bonheur, puis le malheur de Don Juan, comme dans la tragédie grecque, mais sa volonté de se complaire dans le "péché". Tragédie de la "démesure", Don Juan est aussi, d'une certaine manière, une "tragédie chrétienne". Mais alors que  Rotrou dans Le véritable Saint-Genest ou Corneille dans Polyeucte expriment l'aspiration de leurs personnages respectifs, touchés par la Grâce,  à la sainteté, Molière traduit le point de vue d'un pécheur endurci et provocateur.

Ceci dit, la fidélité conjugale semble être passée de mode dans les milieux aristocratiques dès la seconde moitié du XVIème siècle, comme l'atteste cette lettre de la Princesse Palatine, seconde épouse de Philippe d'Orléans, frère de Louis XIV, dont le "petit défaut", euphémisme par lequel on désignait l'homosexualité à l'époque, ne lui permit guère d'honorer de bon gré son épouse. On constate, une fois encore que Molière tend aux spectateurs un miroir. Au fond, Don Juan ne fait que dire tout haut ce que beaucoup pratiquent sans le dire.

 

………….« L’amour dans le mariage n’est plus du tout de mode ; les époux qui s’aiment bien paraissent ridicules. Les catholiques, dans leur catéchisme, rangent le mariage parmi les sacrements, mais dans le fait ils vivent avec leurs femmes comme ceux qui ne croient pas que ce soit un sacrement et plus mal encore : c’est chose convenue que les hommes ont des liaisons galantes et dédaignent leurs femmes... »
À la Raugrave Louise
Saint-Cloud, le 4 septembre 1697
Lettres de la princesse Palatine (1672-1722), Charlotte Elisabeth de Bavière
 

 

 

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