Jeanne Hersch, L'étonnement philosophique, Folio Essais Gallimard, 1981, 1993
"L'étonnement est cette capacité qu'il y a à s'interroger sur une évidence aveuglante, c'est-à-dire qui nous empêche de voir et de comprendre le monde le plus immédiat. La première des évidences est qu'il y a de l'être, qu'il existe matière et monde. De cette question apparemment toute simple est née voilà des siècles en Grèce un type de réflexion qui depuis lors n'a cessé de relancer la pensée : la philosophie.
L'histoire de cet étonnement, toujours repris, sans cesse à vif, continûment reformulé, Jeanne Hersch nous la raconte à partir de quelques philosophes occidentaux : les présocratiques, Socrate, Platon, Aristote, les épicuriens, les stoïciens, saint Augustin, Thomas d'Aquin, Descartes, Spinoza, Leibniz, Locke, Kant, Hegel, Comte, Marx, Freud, Bergson, Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Jaspers. Aussi cette histoire de la philosophie nous dit-elle, en réalité, comment la philosophie fut en tout temps, actuelle."
Jeanne Hersch (Genève, juin 1910 - Genève, 2000) est une philosophe suisse. Elle est la fille d'immigrants juifs polonais. Son père, Liebmann, était professeur de démographie et de statistique à l'université de Genève ; sa mère Liba Lichtenbaum, était médecin. Jeanne Hersch étudie tout d'abord à Genève, puis à Heidelberg et à Fribourg-en-Brisgau pour enfin terminer ses études à Paris. En 1936, elle rédige son premier ouvrage, L'Illusion philosophique. Ses pensées suivent celles de celui dont elle a été assistante et qu'elle considère comme son maître : Karl Jaspers. Elle enseigne la philosophie aux États-Unis, puis à l'Université de Genève, pendant vingt ans. En 1966, elle dirige la nouvelle division de philosophie à l'Unesco et publie Le Droit d'être un homme, L'être et la forme, Idéologies et réalité, Eclairer l'obscur; Elle a traduit Philosophie de Karl Jaspers. (d'après Babelio)
Karl Jaspers, né à Oldenburg le et mort à Bâle le , est un psychiatre et philosophe allemand représentatif de l'existentialisme chrétien. Ses travaux ont eu une grande influence sur la théologie, la psychologie, la psychiatrie et la philosophie. Né d'un père juriste et d'une mère travaillant dans une coopérative agricole, Jaspers montre un intérêt précoce pour la philosophie, bien que le parcours paternel au sein du système judiciaire l'ait sans doute poussé à étudier le droit lors de son entrée à l'université. Il fut cependant rapidement évident pour lui que le droit n'était pas la bonne voie, ce qui le poussa à entamer des études médicales en 1902. Jaspers obtint son doctorat en médecine en 1909 et commença à travailler dans un hôpital psychiatrique de Heidelberg. En 1913, Dans son premier ouvrage majeur, Psychopathologie générale (1913), il récusa les prétentions scientifiques de la psychothérapie, les jugeant déterministes et trompeuses. Il reçoit durant la même année, un poste temporaire de professeur de psychologie à l'Université d'Heidelberg. Ce poste devint rapidement permanent, ce qui lui permit de ne jamais reprendre son activité clinique. Il publia ensuite la Psychologie der Weltanschauungen («Psychologie des conceptions du monde», 1919), ouvrage dont l'importance particulière réside dans son inventaire d'attitudes possibles envers la vie. À l'âge de 40 ans, Jaspers se tourne vers la philosophie, explorant les thèmes qu'il avait entamés durant son activité de psychiatre. Il devint un philosophe renommé, respecté et reconnu à travers l'Europe et demeura influent au sein de la communauté philosophique jusqu'à son décès en 1969. Trois événements ont marqué sa vie. La maladie: à 18 ans, il est condamné à mourir avant 30 ans. Son mariage avec une juive, Gertrud Mayer. L'avènement du parti national socialiste; il sera privé de sa chaire par les nazis. Ces expériences de situation limites et de découverte de l'autre vont profondément influencer sa réflexion philosophique. Ses travaux ont eu une grande influence sur la théologie, la psychologie, la psychiatrie et la philosophie." (source : babelio)
Jeanne Hersch, L'étonnement philosophique, Folio essais Gallimard, Karl Jaspers, p. 424 et suiv.
Notes de lecture :
Le paradoxe fondamental de la philosophie
Jaspers a été principalement préoccupé par le problème de la vérité. Dans sa Logique philosophique, il examine les prémisses des méthodes générales de pensée, en se plaçant au point de vue et dans la perspective de la philosophie.
"Il s'agissait pour lui, explique Jeanne Hersch, de comprendre, de manière à la fois plus claire et plus critique, ce qu'était la rationalité des sciences de la nature et, grâce à cette élucidation préalable, d'éclairer le rapport de cette rationalité avec la réflexion et la foi philosophiques."
NB : L'expression paradoxale (oxymorique) "foi philosophique" signifie prendre la philosophie au sérieux, croire en la philosophie, en ses puissances d'éveil à l'existence authentique.
Jaspers met ainsi en évidence le paradoxe fondamental de la philosophie : dans la science, on a toujours un objet de recherche, mais en philosophie, on n'en a pas.
Jeanne Hersch dénude les racines kantiennes de la pensée de Jaspers. Elle part, comme le fait Kant, de la scission sujet-objet (Subjekt-Objekt Spaltung)
En science, cette scission est claire : le chercheur étudie une réalité qui se trouve en face de lui (la réalité "objective"). La philosophie demande : "Qu'est-ce que l'être ?". Or l'être n'est ni objectif, ni subjectif ou bien il est l'un et l'autre.
Si j'essaye de penser une synthèse de sujet et d'objet, je n'y arrive pas : le sujet est toujours ce que je suis et qui pense un objet, quel qu'il soit (y compris quelque chose dans ma propre conscience). La philosophie est ce "penser" paticulier, qui n'a pas d'objet. Son être "englobe" (umgreift) le sujet et l'objet ; il est comme dit Jaspers "un englobant" (ein Umgreifendes).
Logique, science et philosophie
Quelle peut bien être la justification d'une pensée qui n'a pas d'objet ?
- en science, on procède à la vérification des hypothèses
- en logique, on examine la cohérence de la conduite de la preuve
- mais en philosophie ?
Jaspers met en lumière le caractère précaire de la philosophie. Elle n'est ni contraignante, ni généralement valable. On peut la réfuter.
La philosophie a pu se maintenir en vertu du consentement de l'élève. Consentir ne veut pas dire "penser comme le maître", mais accepter sa manière de penser, avant de trouver, par la pratique même de la philosophie, le justification existentielle de sa propre pensée.
Jaspers se soumet aux conditions logiques de la philosophie, mais il la poursuit jusqu'à ses limites, là où elle est mise en échec par la non-objectivité de sa finalité englobante, son origine absolue (les "noumènes"), là où les catégories (finitude/infinitude - mortalité/immortalité - liberté/nécessité...) de l'entendement se dissolvent ou s'annulent d'elles-mêmes en "fautes logiques" inévitables (tautologies, contradictions, cercles vicieux). Voir Kant, Critique de la Raison Pure, "Dialectique transcendantale", les antinomies de la Raison pure et le chapitre de L'étonnement philosophique sur Kant.
La vraie patrie religieuse de Jaspers n'est pas une Eglise (catholicisme, protestantisme...), mais la tradition des grands philosophes. Il croit en un "Dieu caché"
L'Université
"l'Université en tant qu'institution privilégiée à travers laquelle la tradition philosophique se transmet et se perpétue dans notre monde actuel fut l'objet pour Jaspers d'un durable et ardent souci." (p. 431)
"Il était pour lui simplement impossible d'imaginer un enseignement universitaire subordonné à une obligation dogmatique quelconque."
Travailler à l'Université = (pour Jaspers) acquérir le sens du vrai en sciences, donc la connaissance des méthodes et de leur véritable portée, et du même coup la connaissance des limites de la portée des sciences.
L'Université dans son ensemble doit se consacrer à cette recherche sans compromis, qui n'a à se justifier que devant la raison et les critères du vrai.
N.B. : À l'avènement du parti national socialiste, Jaspers sera privé de sa chaire par les nazis car il a épousé une femme juive (1). Karl Jaspers retourne à l'Université de Heidelberg en 1945, où il prononce une série célèbre de conférences sur la "culpabilité allemande", dans lesquelles il reste assez optimiste quant à la prise de conscience des Allemands de l'atrocité des événements de la Seconde Guerre. Cependant, il se trouve assez isolé au sein de sa propre université, qui devient alors le lieu où plusieurs chercheurs ouvertement nazis non seulement reviennent, mais aussi font tout pour échapper au processus de dénazification (le linguiste Eugen Fehrle, l'historien Johannes Kühn, l'économiste Helmut Meinhold). Déçu par ces événements, il quitte l'Allemagne en 1948, abandonne la nationalité allemande et rejoint l'Université de Bâle.
(1) Structurée en 7 articles, la loi sur la protection du sang et de l'honneur allemand (Gesetz zum Schutze des deutschen Blutes und der deutschen Ehre) établit une série d'interdictions imposées aux Juifs, le terme étant utilisé dans le corps du texte mais sans être défini. L'article 1 interdit les mariages entre Juifs et citoyens de sang allemand ou apparenté ; de tels mariages sont réputés nuls, même s'ils ont été conclus à l'étranger et la procédure d'annulation doit être initiée par le Ministère public ; les relations sexuelles extraconjugales sont également prohibées, via l'article 2. Il est également interdit aux Juifs d'avoir des employées de maison de sang allemand ou apparenté âgées de moins de 45 ans (article 3). Ils ne peuvent arborer le drapeau du Reich, mais sont autorisés à arborer les « couleurs juives », ce droit étant garanti par l'État (article 4).
Le thème de la communication
Il joue un rôle essentiel dans la vie et dans l'oeuvre de Jaspers. La communication authentique entre deux êtres humains est pour lui un facteur absolument décisif.
Communiquer = visée commune de ceux qui parlent et cherchent ensemble, en route vers la vérité.
Jaspers employait souvent le verbe "appelieren", "en appeler à", accompagné d'un signe du doigt qui en précise le sens : il s'agit d'éveiller l'existence, chez l'interlocuteur, afin qu'elle se rende présente au cas où elle serait distraite ou engourdie.
Foi philosophique : croire en l'autre, en ses possibilités intérieures d'éveil à l'existence.
Jaspers et la psychanalyse
Sa grande Psychologie générale est restée une oeuvre classique dont on se sert encore aujourd'hui.
Jaspers introduit une distinction importante entre :
- psychologie explicative : un état ou des troubles psychiques seront expliqués lorsqu'on leur trouve des causes soit dans le psychisme lui-même, soit dans la physiologie, par exemple dans le cerveau. Dans un tel cas, on a affaire à une branche de la science positive qui établit un lien causal entre les phénomènes.
- psychologie compréhensive : nous "comprenons" un état de conscience ou le comportement d'un sujet psychique lorsque nous pouvons relier les phénomènes psychiques à des motifs. Comprendre, alors, c'est se référer par analogie à sa propre expérience subjective.
Dans la psychologie explicative, on procède de cause en cause. Dans la psychologie compréhensive, celui qui "comprend" se sert de sa propre subjectivité. Il sait, à travers elle, ce que c'est que vivre en vue d'une fin ou désirer quelque chose ; cela lui permet de "mimer" ce qui se passe en autrui.
Les deux orientations sont légitimes. Elles tendent à des fins toutes différentes. L'erreur commence lorsque l'une prétend se substituer à l'autre et lorsqu'on transpose les conclusions de l'une dans le domaine de l'autre. Jaspers reproche à la psychanalyse de ne pas distinguer entre les deux orientations et d'avoir même tendance à les mélanger.
Jaspers a toujours insisté sur la dimension éthique de la psychothérapie : tout être humain, indépendamment de tout diagnostique, et un malade mental comme tout autre - doit être considéré comme étant virtuellement un être libre. Il s'agit d'aider le malade à retrouver sa liberté.
Traits essentiels de Philosophie (1932) de Jaspers, son oeuvre centrale
L'impossibilité ontologique de penser le "Tout de l'Être" (le déploiement de l'échec d'une ontologie)
On pourrait la définir comme une méditation rationnelle aux limites de la condition humaine.
Jaspers pousse sa réflexion jusqu'à ses limites pour :
- explorer la situation du sujet pensant dans le monde
- saisir quelle est sa présence parmi les autres hommes
- découvrir sa possibilité de liberté en face de la transcendance
L'homme cherche à connaître le monde (l'ensemble de tout ce qui est, l'être) Il cherche à saisir objectivement le monde en tant que totalité, mais il ne peut échapper aux conditions fondamentales de la pensée : en tant que sujet pensant, il se tient en face de cette réalité-objet. Cette totalité supposée ne peut absolument pas le contenir en tant que sujet.
Au-delà de cette "Spaltung" (la scission sujet/objet), il voit surgir dans le monde des ruptures insurmontables, par exemple entre l'inanimé et le vivant, le vivant et le spirituel.
"Le sujet pensant reste (donc) à jamais à l'intérieur de la tension sujet-objet de Kant, dans un monde qui n'aura jamais pour lui d'unité et qui ne sera jamais une totalité. La connaissance de la totalité est pour nous hors d'atteinte." (p. 437)
"Nous pouvons, il est vrai, aller toujours plus loin, vers un horizon qui ne cesse d'être au-delà de ce que nous connaissons déjà ; mais nous ne pouvons jamais proclamer une connaissance prétendant s'appliquer à la totalité, puisque celle-ci, du fait que nous cherchons à connaître, nous est refusée. Par rapport à la question fondamentale (...) qu'est-ce que l'Être ?, la philosophie de Jaspers est le déploiement de l'échec d'une ontologie." (ibidem)
L'éclairement de l'existence
"Le sujet se trouve (donc) rejeté à lui-même en tant que sujet et non en tant qu'objet de réflexion ou d'introspection." (p. 438)
L'existence n'appartient pas au monde des faits, mais au monde de la liberté. Elle relève de la possibilité. L'existence n'étant pas un objet, il n'est pas possible d'en acquérir la connaissance, mais on peut en éclairer la possibilité et donc l'appeler (appelieren) à s'actualiser de façon authentique.
La pensée qui voudrait éclairer l'existence doit être elle-même existentielle et donc se distinguer de la pensée scientifique (ce qui ne veut pas dire la réfuter). La "pensée éclairante" n'est ni technique, ni objective. Elle éveille la liberté en se faisant comprendre d'elle.
"Le langage scientifique n'est universellement contraignant que lié à un point de vue, à une méthode, à un stade de la connaissance atteint au moment où il est utilisé. ce qu'il énonce est donc contraignant pour tout esprit normal, mais de manière relative, alors que le langage qui éclaire l'existence n'est jamais universellement valable et contraignant, puisqu'il s'adresse à la liberté d'autrui - mais il se réfère à l'absolu." (p. 440)
Jaspers pense à l'intérieur de la clôture épistémologique établie par Kant entre la possibilité de connaître les phénomènes et l'impossibilité de connaître les "choses en soi". La science est possible et légitime, la métaphysique rationnelle ne l'est pas. Mais demeure la possibilité non de connaître l'absolu, mais "d'éclairer" l'existence en tant qu'elle se tient dans l'ouverture à l'absolu (la liberté, l'éternité, le Dieu caché).
Langage scientifique et langage philosophique
"Le langage scientifique n'est universellement contraignant que lié à un point de vue, à une méthode, à un stade de la connaissance atteint au moment où il est utilisé. Ce qu'il énonce, mais de manière relative, alors que le langage qui éclaire l'existence (le langage philosophique) n'est jamais universellement valable et contraignant, puisqu'il s'adresse à la liberté d'autrui - mais il se réfère à l'absolu." (p. 440)
La relativité se trouve du côté de la validité universelle (le langage de la science), l'absolu du côté de l'éclairement qui ne contraint jamais personne (le langage de la philosophie).
Le langage scientifique produit de manière relative des énoncés contraignants. Le langage philosophique énonce de manière non contraignante des vérités qui se réfèrent à l'absolu.
Si donc on veut comprendre un philosophe, il faut d'abord consentir à penser avec lui en lui "prêtant" sa propre liberté.
L'étrangeté de la philosophie
"La philosophie est un domaine étrange. Elle argumente en cherchant des points d'appui dans l'objectivité et la rationalité, et pourtant elle s'attend à être comprise, justement à travers cette argumentation, par une possible liberté, par une existence qui "mime" sa démarche afin de saisir en elle-même ou de devenir quelque chose de plus essentiel que cette démarche même." (ibidem)
La transcendance
"D'après Jaspers, l'existence s'enracine, en tant qu'elle est unique, concrète et en situation concrète, dans l'absolu ou l'inconditionnel. On ne peut que l'éclairer, en la référant à cet absolu que Jaspers appelle "transcendance" (die Transzendenz). L'existence, c'est la capacité de prendre une décision libre, une décision qui, située dans le temps, traverse le temps jusqu'à l'éternité.
L'éternité n'est, pour Jaspers, ni durée sans fin ni absence de temps. Elle peut être atteinte par une "rupture du temps" qui confère à l'instant existentiel son poids absolu. Elle n'est pas dans l'au-delà, et elle n'est pas étrangère à l'histoire. elle est, dans le temps, ce qui transcende le temps. Japers l'appelle transcendance, parfois Dieu. "(p. 441)
La situation
"L'existence échappe à toute généralisation car, si elle est d'une part face à l'absolu de la transcendance, elle se trouve d'autre part à tout moment dans le hic et nunc (ici et maintenant). Elle n'est donc jamais un commencement absolu, jamais liberté totale, dans un vide où, comme dans le néant, tout serait possible. Elle est au contraire, irrémédiablement prisonnière de séries de pré-conditions qu'elle n'a pas choisies et qu'elle doit néanmoins assumer. Ces données, qu'aucun homme ne peut choisir et auxquelles il doit pourtant existentiellement donner un sens, Jaspers les appelle "situations-limites".
Exemples de situations-limites : l'époque et le milieu où je suis né, mes parents que je n'ai pas choisis, ma finitude, ma propre mort...
NB : Trois événements ont marqué la vie de Karl Jaspers. La maladie : à 18 ans, il est condamné à mourir avant 30 ans. Son mariage avec une juive, Gertrud Mayer (1879-1974). L'avènement du parti national socialiste ; il sera privé de sa chaire par les nazis. Ces expériences de situation-limite vont profondément influencer sa réflexion philosophique.
"Ces situations-limites sont loin de n'avoir chez Jaspers qu'une fonction négative. l'existence s'efforce d'en explorer le sens à travers sa propre expérience, afin d'échapper à l'abstraction et d'être authentiquement présente dans la situation qui est la sienne. Car lorsqu'on prétend à une liberté totale, l'existence se perd dans l'illimité." (p. 442)
Transmission et communication
Pour Jaspers, la notion de communication est aussi centrale que celle d'existence et l'une ne va pas sans l'autre : il n'y a pas d'existence sans communication avec une autre existence.
Jaspers distingue entre : "transmission" (Mitteilung) et "communication".
- La transmission permet aux hommes de coordonner leurs activités dans le monde. Jaspers nomme ce niveau de la condition humaine "Dasein" (l'Être-là). Jaspers nomme "conscience en générale" (Bewuftsein überhaupt) le niveau de la condition humaine où l'homme cherche, au moyen de la rationalité et de l'objectivité, la vérité sous la forme d'une évidence contraignante pour tous, autrement dit : la science.
Ni lors de la transmission "pratique" de la vie quotidienne au niveau du Dasein, ni lors de la transmission scientifique au niveau de la conscience en général, les sujets qui parlent ensemble ne se trouvent existentiellement concernées. Ils ne se transmettent pas l'un à l'autre ce qu'ils sont eux-mêmes, mais des constatations objectives dont la validé ne dépend pas d'eux.
- La communication, au contraire relie une existence à une autre existence. Il ne s'agit plus de qui est empiriquement objectif ou universellement évident, mais de l'existence, de ses possibilités, de sa vérité, de sa situation, de son origine, de son absolu. Alors que la conscience en général s'occupe de réalités objectives, l'existence ne connaît que des convictions. Elle vit pour elles, parfois elle meurt pour elles.
Jaspers nomme l'absolu de la recherche de la vérité dans la communication existentielle : "le combat par amour" (liebender Kampf)
Métaphysique
"Dans Métaphysique, Jaspers essaie d'explorer ce est qui à l'origine de l'existence : la transcendance. La pensée métaphysique est une pensée étrange qui suscite l'étonnement. Elle vise la transcendance qui, en tant qu'elle englobe le sujet et l'objet, ne saurait être un objet pour la pensée. Jaspers se trouve ici dans une situation analogue à celle de Kant lorsqu'il essaie de penser le noumène, dont il ne sait rien, sinon qu'il est impensable. c'est pourquoi l'expression "chose en soi" est forcément une contradiction dans les termes, puisque "l'en soi" ne peut en aucun cas être "une chose". Mais ce que le langage rend intelligible par la violence qui lui est ainsi faite, c'est précisément cette impossibilité." (p. 446)
Le chiffre
"La transcendance ne peut être ni montrée ni prouvée, et rien ne peut être dit à son sujet en langage direct. Et pourtant elle n'est pas séparée de la réalité empirique, puisque c'est justement dans cette réalité et "en situation" que l'existence rencontre ses situations limites, s'actualise dans son unicité, assume ses devoirs, s'expose et décide. C'est dans la réalité empirique que l'existence trouve les signes qui lui parlent de la transcendance et que Jaspers appelle "chiffres" ou "écriture chiffrée" de la transcendance." (p. 447)
Le chiffre n'est pas la transcendance
"Jaspers ne cesse de s'élever contre la confusion consistant à prendre le chiffre, ou même son interprétation, pour la transcendance elle-même. Il lutte sur tous les fronts, contre toutes les formes d'idolâtrie et de superstition. "Afin que l'homme ne mette pas la main sur la divinité et qu'il puisse être lui-même celui qu'il doit être, il faut qu'il maintienne la pureté de la transcendance, cachée, lointaine et étrangère. (Mus er die Transzendenz rein erhalten in ihrer Verborgenheit, Ferne und Fremdheit.)"