Jean Cocteau, La machine infernale, Editions Gallimard, collection. Le livre de Poche
Jean Cocteau, né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte et mort le 11 octobre 1963 dans sa maison de Milly-la-Forêt, est un poète, graphiste, dessinateur, dramaturge et cinéaste français. Il est élu à l'Académie française en 1955.
La Machine infernale est une pièce de théâtre de Jean Cocteau, rédigée en 1932 et jouée pour la première fois le 10 avril 1934 à la Comédie des Champs-Élysées à Paris, théâtre alors dirigé par Louis Jouvet, dans les décors de Christian Bérard. Elle se fonde sur Œdipe roi de Sophocle. Jean Cocteau dédie la pièce « à Marie-Laure et à Charles de Noailles ». Cette pièce reprend, avec humour et émotion, le mythe d’Œdipe.
Texte D : Jean Cocteau (1989-1963), La Machine infernale, Acte II, extrait (1932).
[Dans cette pièce, le Sphinx est une jeune fille, tombée sous le charme d'Œdipe, mais celui-ci lui résiste. Elle le tient alors dans un état de paralysie et lui fait connaître les souffrances qu'elle lui infligerait si elle lui faisait subir le sort des autres hommes tombés en son pouvoir. Le chien Anubis, dieu égyptien de la mort, veille au respect des consignes données par les dieux : il n'est pas question de s'attendrir sur les humains.]
LE SPHINX : Ensuite, je te commanderais d'avancer un peu et je t'aiderais en desserrant tes jambes. Là ! Et je t'interrogerais. Je te demanderais, par exemple : «Quel est l'animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? » Et tu chercherais, tu chercherais. A force de chercher, ton esprit se poserait sur une petite médaille de ton enfance, ou tu répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre ces deux colonnes détruites ; et je te remettrais au fait en te dévoilant l'énigme. Cet animal est l'homme qui marche à quatre pattes lorsqu'il est enfant, sur deux pattes quand il est valide, et lorsqu'il est vieux, avec la troisième patte d'un bâton.
ŒDIPE : C'est trop bête !
LE SPHINX : Tu t'écrierais : « C'est trop bête ! » Vous le dites tous. Alors puisque cette phrase confirme ton échec, j'appellerais Anubis, mon aide. Anubis !
Anubis paraît, les bras croisés, la tête de profil, debout à droite du socle.
ŒDIPE : Oh ! Madame... Oh ! Madame ! Oh ! non ! non ! non ! non, madame !
LE SPHINX : Et je te ferais mettre à genoux. Allons… Allons... là, là… Sois sage. Et tu courberais la tête... et l'Anubis s'élancerait. Il ouvrirait ses mâchoires de loup !
Œdipe pousse un cri.
J'ai dit : courberais, s'élancerait... ouvrirait... N'ai-je pas toujours eu soin de m'exprimer sur ce mode ? Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette face d'épouvante ? C'était une démonstration, Œdipe, une simple démonstration. Tu es libre.
ŒDIPE : Libre !
(Il remue un bras, une jambe... il se lève, il titube, il porte la main à sa tête.)
ANUBIS : Pardon, Sphinx. Cet homme ne peut sortir d'ici sans subir l'épreuve.
LE SPHINX : Mais...
ANUBIS : Interroge-le...
ŒDIPE : Mais...
ANUBIS : Silence ! Interroge cet homme.
Un silence. Œdipe tourne le dos, immobile.
LE SPHINX : Je l'interrogerai... je l'interrogerai... C'est bon. (Avec un dernier regard de surprise vers Anubis.) Quel est l'animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ?
ŒDIPE : L'homme parbleu ! qui se traîne à quatre pattes lorsqu'il est petit, qui marche sur deux pattes lorsqu'il est grand et qui, lorsqu'il est vieux, s'aide avec la troisième patte d'un bâton.
Le Sphinx roule sur le socle.
ŒDIPE, prenant sa course vers la droite : Vainqueur !
Il s'élance et sort par la droite. Le Sphinx glisse dans la colonne, disparaît derrière le mur, reparaît sans ailes.
LE SPHINX : Œdipe ! Où est-il ? Où est-il ?
ANUBIS : Parti, envolé. Il court à perdre haleine proclamer sa victoire.
LE SPHINX : Sans un regard vers moi, sans un geste ému, sans un signe de reconnaissance.
ANUBIS : Vous attendiez-vous à une autre attitude ?
LE SPHINX : L'imbécile ! Il n'a donc rien compris.
ANUBIS : Rien compris.
II - Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
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Eléments de réflexion :
Ce texte est extrait de La machine infernale, pièce en prose de Jean Cocteau, écrivain, poète, dessinateur et cinéaste du XXème siècle. Il évoque la rencontre d'Œdipe et du sphinx. Il s'agit d'une réécriture moderne d'une tragédie grecque, l'Œdipe de Sophocle. Le dramaturge joue sur différents registres : tragi-comique, argumentatif, ironique et lyrique.
Dans la pièce de Sophocle, Œdipe se présente devant le sphinx et résout sans aucune aide l'énigme des trois âges de la vie. Il est dépeint comme un héros viril, courageux et intelligent. Le sphinx est vaincu et disparaît.
Jean Cocteau prend de nombreuses libertés par rapport à sa source d'inspiration : il introduit un troisième personnage : Anubis, dieu égyptien à tête de loup (ou de chacal) qui ne figure pas dans la pièce de Sophocle. Le sphinx de Jean Cocteau est totalement différent de celui de Sophocle. Ce n'est pas un monstre odieux, mais une belle jeune femme, tombée amoureuse d'Œdipe ; elle est omnisciente (elle sait à l'avance tout ce que va dire et faire Œdipe) mais bienveillante, elle l'épargne et lui révèle la clé d'une énigme qu'il se montre incapable de résoudre. Œdipe est dépeint face à elle comme un enfant ignorant, poltron, vaniteux et ingrat.
Dans la pièce de Cocteau, le sphinx aime Œdipe et fait tout pour l'aider et pour l'épargner, mais Œdipe ne comprend pas ses intentions et se croit vainqueur (ou fait croire qu'il est sorti vainqueur) d'une épreuve qu'il n'a pas remportée.
Le texte comporte neuf épisodes qui s'enchaînent rapidement :
Le sphinx pose l'énigme à Œdipe et lui donne la réponse - Œdipe se moque de la "bêtise" de l'énigme - le sphinx menace Œdipe de le faire périr - Œdipe supplie le sphinx de l'épargner - Le sphinx rassure Œdipe - Anubis refuse de laisser partir Œdipe sans qu'il ait lui-même répondu à l'énigme - Le sphinx repose l'énigme à Œdipe - Œdipe répond à l'énigme - Œdipe s'enfuit - Le sphinx et Anubis s'étonnent de "l'imbécillité" d'Œdipe.
Le texte se présente sous la forme d'un dialogue au style direct, tantôt entre Œdipe et le sphinx, tantôt entre le sphinx et Anubis. La première partie du passage présente des paroles rapportées au style indirect et au mode conditionnel, lorsque le sphinx annonce à Œdipe ce qu'elle va lui dire et ce qu'il va répondre.
Il est parcouru par des champs lexicaux variés et parfois contradictoires comme la victoire et la fuite, autour d'une isotopie de l'épreuve : la quête du sens : "interroger" (trois fois), "demander", "chercher" (deux fois), "énigme" ; L'ignorance : "répéter", "échec", "rien compris" (deux fois) ; "imbécile" ; L'aide : "remettre au fait", "dévoiler" ; La peur : "non !", "épouvante", "cri" ; La passivité, l'obéissance : "commander", "avancer", "desserrer", "mettre à genoux", "être sage", "courber la tête" ; La violence : "s'élancer", "ouvrir ses mâchoires" ; la victoire/la fuite (champs lexicaux contradictoires) : "parbleu", "vainqueur", s'élancer" (didascalie), "sortir" (didascalie), "parti", "envolé", "courir", "à perdre haleine", "proclamer", "victoire" ; le sentiment : "regard", "ému" "reconnaissance" ;
Œdipe fait preuve d'une triple incompréhension : il ne parvient pas à déchiffrer l'énigme, il ne comprend pas que le sphinx l'aime et veut le sauver et enfin, il ne comprend pas où le destin l'entraîne. Comme le dit le sphinx : "Il n'a rien compris".
Le texte comporte de nombreuses répétitions : "tu chercherais, tu chercherais" ; "c'est trop bête", "c'est trop bête" ; "Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette face d'épouvante ?" ; "c'est une démonstration, Œdipe, une simple démonstration." ; "Tu es libre. Libre !" ; 'Mais... Mais" ; "Je l'interrogerai... je l'interrogerai..." ; répétition de l'énigme (par le sphinx) et de la réponse déjà donnée par le sphinx par Œdipe.
Le sphinx se comporte vis-à-vis d'Œdipe comme un professeur qui est obligé de répéter ses explications, face à un élève peu intelligent.
"Le début du texte est écrit au présent du conditionnel : "je te commanderais", "je t'aiderais", je t'interrogerais"... Le conditionnel ou irréel du futur évoque une action virtuelle soumise à une condition hypothétique (non réalisée), en l'occurrence la volonté du sphinx de perdre Œdipe. Le présent de l'indicatif : "C'est trop bête !", Vous le dites tous. Alors puisque cette phrase confirme ton échec..." : l'indicatif alterne avec le conditionnel : Œdipe n'a pas trouvé la solution de l'énigme et le sphinx devrait normalement le faire tuer par Anubis. "Tu es libre" : présent de caractérisation ; "cet homme ne peut sortir d'ici sans subir l'épreuve." ; "Où est-il ?" ; "Il court à perdre haleine..."On note l'emploi très fréquent (7 fois) de la conjonction de coordination "et" (polysyndète) avec une valeur temporelle (= et ensuite). La polysyndète insiste sur l'omniscience prophétique du sphinx, sur le fait qu'elle sait à l'avance et dans les moindres détails tout ce qu'Oedipe va faire, l'enchaînement de ses actes.
Le texte comporte des phrases déclaratives, interrogatives et exclamatives (ponctuation expressive) exprimant le mépris : "C'est trop bête!", "L'imbécile" ; la supplication : "Oh! Madame" ; la menace : "Silence ! ; le soulagement : "Libre!" ; le dépit amoureux : "Œdipe!". Ce sont en général des phrases simples (indépendantes coordonnées). Il y a également des phrases nominales : "Anubis!", "Oh! Madame", "libre!", "L'imbécile", "Silence!", Rien compris!"
Problématique :
Comment Jean Cocteau réécrit-il la pièce de Sophocle ?
Axes d'analyse :
I. Comparaison avec la pièce de Sophocle :
a) Les ressemblances
b) Les différences
II. Le comportement des personnages :
a) Le sphinx : l'omniscience prophétique, l'amour, la bienveillance, la déception
b) L'intransigeance d'Anubis
c) Œdipe : l'ignorance, la peur, la vanité, l'ingratitude
III. le thème du destin
a) Le désir du sphinx d'arrêter "la machine infernale"
b) L'échec du sphinx
La conclusion :
a) Reprendre les conclusions partielles auxquelles vous avez abouti. (bilan)
b) Faire une ouverture