Le Prince est un traité politique écrit au début du XVIe siècle par Nicolas Machiavel, homme politique et écrivain florentin, qui montre comment devenir prince et le rester, analysant des exemples de l'histoire antique et de l'histoire italienne de l'époque. Parce que l'ouvrage ne donnait pas de conseils moraux au prince comme les traités classiques adressés à des rois, et qu'au contraire il conseillait dans certains cas des actions contraires aux bonnes mœurs, il a été souvent accusé d'immoralisme, donnant lieu à l'épithète « machiavélique ». Cependant, l'ouvrage a connu une grande postérité et a été loué et analysé par de nombreux penseurs.
Nicolas Machiavel (Niccolò di Bernardo dei Machiavelli ; Niccolò Machiavelli) né le 3 mai 1469 à Florence, en Italie et mort le 21 juin 1527 dans la même ville.
Niccolò Macchiavelli (Nicolas Machiavel), est un penseur italien de la Renaissance, théoricien de la politique, de l'histoire et de la guerre qui a reçu une éducation humaniste (Antiquité grecque et surtout romaine) et a fait des études de droit.
Son époque est politiquement très troublée. L'Italie, riche mais divisée en petits états instables, est en proie aux invasions étrangères. Pendant les guerres d'Italie, de 1494 à 1527, le pays ne cesse d'être envahi et pillé par les Français, les Espagnols, les Allemands, les Suisses. Machiavel rêve d'une Italie unifiée dans laquelle la paix et la stabilité seraient garanties par un état fort. C'est ce qui le détermine à écrire Le Prince, considéré par Montaigne comme "le livre de chevet des grands de son temps".
A 29 ans (1498), Machiavel est nommé Secrétaire de la chancellerie de Florence et se voit confier des missions politiques importantes et délicates dont il s'acquitte avec efficacité et fidélité. En 1512, la chute de la république de Florence le fait tomber en disgrâce. C'est pendant l'exil sur ses terres qu'il écrit les grandes œuvres politiques, Le Prince, en 1513, Discours sur la première décade de Tite-Live et Histoire de Florence (1526).
Machiavel écrit une comédie, La Mandragore, en 1518. En 1526, il reprend quelques fonctions officielles, mais retombe bientôt en disgrâce et meurt à 58 ans. Il n'a pas vu la réalisation de ses rêves politiques pour l'Italie, ni la publication en 1532, de son œuvre Le Prince, qui va circuler dans toute l'Europe, bien que mise à l'index en 1559, en raison de son analyse clinique et lucide des mécanismes du pouvoir.
Machiavel a donné en français naissance à plusieurs termes : "machiavélisme" et ses dérivés, pour qualifier une interprétation politicienne cynique de l’œuvre de Machiavel et "machiavélien" pour les concepts développés par Machiavel dans son œuvre.
Mais Le Prince, ce "bréviaire des puissants", a connu une fortune critique considérable et pour en juger, il importe de s'en référer aux analyses de Francis Bacon, Spinoza, Diderot, Rousseau, Hegel ou Gramsci, et plus près de nous, d'Althusser, Leo Strauss ou Claude Lefort. (source : babelio)
Le texte :
"Je n'ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent encore que les choses du monde sont gouvernées par Dieu et par la fortune (1),et que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n'y apporter même aucun remède. En conséquence de quoi, on pourrait penser qu'il ne vaut pas la peine de se fatiguer et qu'il faut laisser gouverner le destin. Cette opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que l'on a pu voir, et que l'on voit encore quotidiennement, et que personne n'aurait pu prédire. J'ai moi-même été tenté en certaines circonstances de penser de cette manière.
Néanmoins, afin que notre libre arbitre (2) ne soit pas complètement anéanti, j'estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions, mais que pour l'autre moitié les événements dépendent de nous. Je compare la fortune à l'un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent la terre d'un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la moindre résistance. Bien que les choses se déroulent ainsi, il n'en reste pas moins que les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de calme, de se prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que, si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et ne deviennent pas déchaînées et nuisibles.
Il en va de même pour la fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n'a été mobilisée pour lui résister et tourne ses assauts là où il n'y a ni abris ni digues pour la contenir."
MACHIAVEL, Le Prince (1532)
1. "fortune" : le cours des choses.
2. "arbitre" : capacité de juger et de choisir.
Se poser les question suivantes :
1. Quelle est la thèse de l'auteur?
2. Quels sont ses arguments ?
3. Quel exemple donne-t-il ?
4. Quelle "opinion" Machiavel expose-t-il au début du texte ?
5. Quel comportement cette opinion induit-elle ?
6. Pourquoi cette opinion a-t-elle "un certain crédit" ?
7. Dans quelle mesure Machiavel partage-t-il cette opinion ?
8. A quoi Machiavel compare-t-il la "fortune" ?
9. Qu'est-ce qui ne dépend pas des hommes face aux catastrophes naturelles comme les inondations ? Qu'est ce qui en dépend ?
10. Quel rapport Machiavel établit-il entre le "libre arbitre" et la faculté d'anticiper ?
11. Quel sens peut-on donner au mot "vertu" ?
Eléments de réponse :
Selon Machiavel, "les choses du monde" ne sont pas entièrement gouvernées par la Providence divine ("Dieu") et par la "fortune" ; la fortune détermine la moitié de nos actions, mais pour l'autre moitié, les événements dépendent de nous.
Note : La Providence désigne, selon la métaphysique, l'action du Créateur sur le monde en tant que volonté conduisant les évènements à des fins. Le mot vient du latin providentia : « prévoyance » (néologisme créé par Cicéron, de pro- « en avant » et videre « voir »). La providence divine ou la providence naturelle s'opposent au hasard. Dès l'antiquité, les débats faisaient rage entre les épicuriens, tenants d'un univers dont l'origine serait liée au hasard, et ceux qui voyaient dans l'équilibre des forces de l'univers l'existence d'un démiurge, qui pouvait être a minima un déterminisme astrologique, ou de manière plus élaborée l'action d'un Créateur ou de la Nature, comme le pensaient nombre de stoïciens (fatum stoicum) et de (néo-)platoniciens. Cette dernière approche sera utilisée par les Pères de l'Église dans l'élaboration de leur théologie. Plus récemment, la réciprocité entre l'action de la providence divine et le libre-arbitre de l'homme a été soulignée.
Il donne l'exemple d'une catastrophe naturelle, d'une inondation. Les catastrophes naturelles comme les inondations ne dépendent pas de nous. Nous ne pouvons rien faire pour les éviter.
Cependant, nous pouvons limiter leurs effets en construisant préventivement des abris, des digues et des canaux.
Il en est de même en politique ; une partie des événements nous échappe et nous ne pouvons ni les modifier, ni leur porter remède, mais une partie est en notre pouvoir, ce ne sont ni les événements passés ou présents, mais les événements futurs.
Au début du texte, Machiavel expose l'opinion, largement partagée par ceux que l'on pourrait appeler les "fatalistes" (du latin "fatum = destin) qui pensent que les choses sont écrites d'avance et dépendent soit d'une puissance supérieure qui dirige le monde, la "Providence", du latin "pro-videre" = voir à l'avance, soit par la "fortune". La "fortune" (Tuké) est la traduction médiévale du mot "destin" (fatum). Le fatum, le destin, dans la mythologie gréco-romaine (païenne) est une divinité, la plus puissante de toutes, puisque toutes les autres lui sont soumises.
La Providence est la transposition stoïcienne, puis judéo-chrétienne du destin. dans un cas comme dans l'autre, l'homme ne peut rien, pas plus contre les "décrets de la Providence" que contre ceux du destin ; il ne peut que se résigner et accepter les choses comme elles sont puisqu'elles dépendent de forces surnaturelles qui le dépassent et contre lesquelles il ne peut rien.
Machiavel établit donc une relation de cause à effet entre la croyance en des réalités surnaturelles qui nous dépassent et qui règlent le cours des choses, destin ou Providence divine, et l'attitude qui consiste à nous résigner et à ne rien faire ("il ne vaut pas la peine de se fatiguer, il faut laisser gouverner le destin.")
Cette opinion, selon Machiavel jouit d'un "certain crédit" chez les hommes de son temps. Machiavel parle "de bouleversements que personne n'aurait pu prédire" qui se sont produits de son vivant dans l'Italie de la Renaissance, notamment la chute de la République de Florence en 1512, mais nous pouvons transposer sa situation et penser à d'autres bouleversements tout aussi imprévisibles, par exemple la défaite de la France face à l'Allemagne nazie en 1940.
Cette opinion a un certain crédit car, en tant qu'individus, nous n'avons que très peu de prise sur les phénomènes collectifs : les guerres, le chômage, les crises économiques...
Les collectivités semblent subir les événements historiques, les crises économiques par exemple, comme des cataclysmes naturels, aussi imprévisibles qu'imparables.
Note : La fortuna est une force non humaine, la chance, bonne ou mauvaise, qui intervient dans les affaires humaines. La virtù (traduit abusivement par « vertu »), principale qualité du prince, renvoie à une disposition humaine de réaction, ou de non réaction, face à l'événement. S'exerçant dans et à travers la fortuna, la virtù est au cœur de l'art du prince.
La fortuna est une nécessité extérieure à laquelle il faut généralement répondre dans l'urgence. Cela illustre la part d'imprévisible avec laquelle les acteurs politiques doivent composer. Aussi l'action politique ne saurait se ramener uniquement à l'imposition d'une volonté, même la plus déterminée ; les intentions ne suffisent pas et la réussite de l'action politique suppose donc quelque chose de plus que la volonté. La fortuna dicte sa loi à ceux qui abdiquent devant elle et ne lui opposent rien : « Là où défaille la virtù des hommes, la fortuna porte ses coups les plus efficaces ». « Je juge qu'il peut être vrai que la fortuna soit l'arbitre de la moitié de nos actions, mais aussi que l'autre moitié, ou à peu près, elle nous la laisse gouverner ». Dans son œuvre Les Capitoli, Machiavel utilise une longue prosopopée pour définir la fortuna : « Je suis l’occasion, je ramène devant moi tous mes cheveux flottants et je dévoile sous eux ma gorge et mon visage pour que les hommes ne me reconnaissent pas. Derrière ma tête, pas un cheveu ne flotte, et celui devant lequel je ne serais pas passée se fatiguerait en vain pour me rattraper ».
La virtù (du latin virtus le courage) est l'autre versant de la pensée de l'action politique de Machiavel. Elle doit avant tout être comprise comme la capacité d'imposer sa volonté à la fortuna. Aussi, la virtù des acteurs politiques ne renvoie pas directement à leur caractère vertueux mais plutôt à leur vaillance, à la qualité avec laquelle ils abordent la fortuna et essayent de la maîtriser. C'est la souplesse plus que la rigidité que Machiavel entend défendre ; la virtù implique que les acteurs politiques sachent avant tout s'adapter aux circonstances. Ainsi Machiavel recommande une conduite pragmatique de l'action politique ; une conduite qui sache adapter l'action politique à la contingence des circonstances. L’analogie du fleuve déchaîné et des digues explique que la fortuna « montre surtout son pouvoir là où aucune résistance n’était préparée » (cf. Le Prince, chap. XXV). La fortuna sans virtù est à l’image de la nature non maîtrisée (cf. Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 12). Le rôle de la virtù est donc de prévoir les catastrophes, de les prévenir.
Dans le chapitre VI, Machiavel montre bien que la Virtù est la capacité d’imposer sa loi à la Fortuna. En effet, il y montre bien que « ce que les grands fondateurs d’État durent à la fortune, ce fut l’occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent donner la forme qu’ils jugèrent convenable ». Elle est donc l’occasion de faire preuve de ses talents politiques ; sans elle, l’occasion eût pu disparaître. La Fortune vole au secours de qui sait ne pas s’illusionner et être habile. Là où la Virtù est à son maximum, la Fortuna n’a qu’un rôle d’appoint. Affrontée grâce à la lucidité, la Fortuna apparaît comme l’aiguillon de la nécessité : ce qui signifie qu’elle montre la nécessité d’agir, et d’analyser les rapports de force en présence. La Virtù est donc effort de lucidité en des circonstances particulières, effort intellectuel à l’œuvre dans le concret de l’histoire. Le concept de « nécessité » indique donc la place des circonstances incontournables, mais jamais totalement claires, sauf pour une pensée politique avisée.
Arendt consacre un chapitre entier, le chapitre 12, à Duns Scot "le philosophe de la contingence", auquel elle rend un hommage appuyé. L'enjeu pour Duns Scot est de "sauvegarder la liberté" et l'on sent bien qu'elle partage le souci du "docteur subtil". A propos des deux dernières guerres, elle s'étonne par exemple que la plupart des historiens évoquent ces événements comme s'ils n'eussent pas pu ne pas se produire, "chaque théorie sélectionnant une cause unique". Or, remarque Hannah Arendt "rien n'est plus plausible que la coïncidence de plusieurs causes, auxquelles une dernière est venue s'ajouter ; dans la "cause contingente" des deux explosions." (p. 446)
L'illusion de la nécessité vient du fait que nous considérons les événements une fois qu'ils se sont produits et nous avons du mal à nous débarrasser de l'idée qu'ils eussent pu ne pas se produire ou se produire autrement. "Tout ce qui est passé est absolument nécessaire." affirme Duns Scot, mais ce n'est pas pour autant que tout ce qui s'est passé s'est produit nécessairement : "Tout ce qu'on peut dire de l'actuel c'est que, de toute évidence, il n'était pas impossible ; on ne pourra jamais prouver qu'il était nécessaire, pour la seule raison qu'il se révèle maintenant infaisable d'envisager un état de fait dans lequel il ne s'était pas produit." (p. 447)
Machiavel considère lui aussi que la nécessité est une illusion rétrospective. Nous considérons que les événements sont nécessaires parce que nous n'avons ni su, ni voulu les prévoir, ce qui aurait éventuellement permis des les modifier.
Machiavel, était loin de penser que les catastrophes comme les raz-de-marée ou les inondations puissent avoir un rapport avec l'activité humaine, comme c'est le cas aujourd'hui avec le phénomène du réchauffement climatique.
Par une ironie de l'histoire, c'est précisément le développement de la faculté de prévoir, de calculer et de maîtriser le cours des choses, préconisée par Machiavel et les penseurs de la Renaissance, qui influe aujourd'hui sur la nature elle-même et qui participe à des dérèglements que nous sommes désormais de plus en plus impuissants à contrôler et à prévoir.
L'homme d'aujourd'hui se trouve donc confronté à deux problèmes, le premier est celui de savoir si l'on peut se passer, comme le souhaitait Machiavel, de normes supérieures à la raison humaine, ou pour le dire autrement si la politique est réductible à la technique, et le second si la "pensée calculante" (pour parler comme Martin Heidegger) héritée de l'humanisme de la Renaissance, du cartésianisme et de la philosophie des Lumières est capable de résoudre les problèmes qu'elle a engendrés.