Aux élèves :
Je vous invite à réfléchir à un fait qui n'est pas évident pour tout le monde : les mots que nous employons spontanément dans un certain sens :
- ont d'autres sens que celui dans lequel nous les employons.
- n'ont pas toujours eu le même sens.
- n'ont pas le même sens partout, voire aucun sens ailleurs que dans la sphère au sein de laquelle nous les employons.
Ils ne sont donc ni "évidents", ni monosémiques, pas plus qu'ils ne sont universels et transhistoriques. Il faut donc s'efforcer de bannir des affirmations comme : "De tout temps, les hommes ont pensé que la liberté était le plus grand des biens...", ou comme : "Tous les hommes recherchent la liberté..."
Ce travail de mise en perspective constitue l'une des tâches essentielles de la philosophie post-hégelienne. On le trouve chez des penseurs aussi divers qu'Hannah Arendt, Martin Heidegger, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Peter Sloterdijk et quelques autres.
S'il n'y a pas de transhistoricité et d'universalité des concepts, il existe toutefois un ou des points communs a minima entre la conception grecque, médiévale et moderne de la liberté (le désir de ne pas être soumis, devenu tardivement celui de ne pas soumettre) qui relève de ce que Husserl appelle une "réduction éidétique" : ne pas dépendre d'une puissance étrangère, d'un Empire, d'un maître, des passions mauvaises, des forces de la nature... Historiquement, l'idée de "liberté" correspond à chaque fois à une configuration spécifique qui n'obéit pas au principe d'identité. On peut affirmer cependant, comme le fait Heidegger à propos de la question de l'Être, qu'elles ont tracé un destin, suscité des situations et indiqué des tâches.
Sloterdijk ne fait qu'esquisser à grands traits une "Odyssée occidentale de la liberté", en mettant l'accent sur la technique et en laissant au lecteur le soin de combler les vides. Sans doute faudrait-il y intégrer la Renaissance avec les grandes découvertes et la maîtrise des espaces maritimes, l'humanisme, la révolution copernicienne, les préliminaires de la maîtrise prométhéenne, scientifique et technique de la nature (Galilée), la Réforme et bien entendu la Révolution française, avec la question de la souveraineté.
Comment et à quels conditions peut-on redonner du sens, à l'aube du troisième millénaire, au concept de "liberté" ? Sloterdijk montre qu'il faut d'abord comprendre la liberté moderne comme "gaspillage" ordinaire (vulgaire), le gaspillage extraordinaire étant le fait des sociétés du "potlach" (ou apparentées) qui sont réellement créatrice de culture, contrairement à la "société de consommation" et qu'il s'agit de sortir de cette conception, comme il faut faire en sorte que l'essence (Benzine en allemand), le moteur à explosion, les énergies fossiles et la définition de la liberté comme maîtrise de l'espace et l'arraisonnement (Gestell) de la Terre comme réservoir inépuisable d'énergie cessent d'être l'unique l'horizon métaphysique du monde moderne.
Voici, à titre d'exemple de polysémie diachronique et synchronique et d'historicité/historialité d'un concept, p. 380 et suivantes, une réflexion de Peter Sloterdijk sur les avatars de la liberté :
Le monde grec
"La liberté signifie des choses très différentes selon les époques. Chez les Grecs, eleutheria désigne le droit qu'ont les individus et les peuples de vivre selon leurs patrioi nomoi, c'est-à-dire les moeurs de leurs pères. Elle implique donc surtout que l'on n'ait à subir ni la domination étrangère, ni les exigences impériales de puissances étrangères (les Perses par exemple). Cela suppose que l'on utilise uniquement sa force musculaire pour des actes et des gestes libres, par exemple les promenades sur l'agora et les exercices de gymnastique, mais jamais pour des efforts serviles.
Le monde médiéval
Dans le monde médiéval, le concept de liberté prend plusieurs significations. D'une part, les théologiens ont besoin du liberum arbitrium, la liberté de la volonté, pour exprimer le privilège métaphysique de l'être humain crée à l'image de Dieu, mais plus encore pour pouvoir apporter une explication à la corruption de la nature humaine. Car dans la tradition augustinienne, la liberté est toujours la liberté dont on abuse, la force qui permet le péché et la rébellion contre le bien. L'homme est libre en tant qu'il choisit le mal ; c'est après seulement qu'il existe un souffle de liberté communicative, en tant qu'approbation de la réconciliation. A côté de cela, le Moyen-Âge connaît un concept juridique et politique de la libertas considérée comme une liberté à l'égard des devoirs, c'est-à-dire un état de fait que nous traduisons par les termes de privilège ou de droit particulier. Être libre, dans ce cas, signifie être maître de soi-même et ne pas devoir obéir à un autre. On entend ici résonner les harmonies de l'existence noble et féodale. Les situations typiques sont la liberté de livrer des duels, et l'assise du seigneur sur les trônes et sur le dos du cheval.
Les temps modernes
Et pour finir, nous utilisons dans les temps modernes le concept de liberté pour exprimer les motifs centraux d'une expérience de soi-même activiste et reconquise, avant toute chose la capacité d'être la cause de nouvelles entreprises ou l'auteur de productions artistiques originales. Désormais, ce sont l'esprit d'initiative et l'expressivité qui portent le code du concept de liberté. L'expression se charge de fortes connotations agressives et expansionnistes. Elle désigne la prétention à la non-impuissance et au non-rattachement au terroir - en termes positifs : le droit de déployer sa force. Sa formule quotidienne a pour nom la mobilité ou la libre circulation, et on la considère comme un droit fondamental..."
Au XXème siècle, le concept de liberté prend une nuance entièrement neuve dans l'histoire. désormais s'y ajoute la liberté de l'explosion, en tant que liberté de gaspiller de l'énergie. On peut se demander si Nietzsche, dans ses esquisses à une théorie de la "volonté de puissance", n'a pas en réalité proposé une théorie philosophique indirecte du moteur à combustion et de l'artillerie. Il n'a peut-être fait que donner une dimension métaphysique au passage entre la culture du charbon et celle du carburant et de l'explosif, c'est-à-dire au passage de la combustion à l'explosion. Lui-même dit de sa propre personne, et il a de bonnes raisons pour le faire, qu'il n'est pas un homme, mais de la dynamite. On trouve déjà une allusion à ce changement de métaphore vers 1830, chez le jeune Balzac, quand il fait écrire par l'un de ses héros de roman (Louis Lambert ?) une "théorie de la volonté" : celui-ci commence par comparer la volonté en l'être humain à l'énergie de la machine à vapeur, puis avec l'énergie de feu d'une pièce d'artillerie. Du point de vue de l'histoire de la technique autant que du point de vue de celle de la liberté, cette escalade dans les métaphores est une lecture instructive.
De là, nous pouvons revenir à votre question : la forme actuelle de la technique ne suit-elle pas une approche fondamentalement erronée, c'est-à-dire manquant de souffle, parce qu'elle repose sur une gestion de l'énergie contraire à la nature ? Je pense que cela vaut vraiment la peine de s'arrêter sur ce soupçon."
(Peter Slotedijk, Ni le soleil ni la mort, Jeu de piste sous forme de dialogues avec Hans-Jürgen Heinrichs, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Pauvert/Fayard, 2003, p.379 et suiv.)
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