Michel de Certeau, La faiblesse de croire, texte établi et présenté par Luce Giard, Editions du Seuil, 1987
Historien et Jésuite, Michel de Certeau (1925-1986) est l'auteur d'une oeuvre exceptionnelle par son ampleur, sa lucidité et la richesse des savoirs traversés.
Table des matières : Cherchant Dieu, par Luce Giard - Une figure énigmatique - Lire une tradition : 1. L'homme en prière, "Cet arbre de gestes" - 2. Cultures et spiritualités - 3. Le mythe des origines - 4. Autorités chrétiennes et structures sociales - 5. Les chrétiens et la dictature militaire au Brésil - 6. Conscience chrétienne et conscience politique aux USA : Les Berrigan - Penser le christianisme : 7. La rupture instauratrice - 8. Lieux de transit - 9. La misère de la théologie - IV. Suivre "un chemin non tracé" : 10. Du corps à l'écriture, un transit chrétien - 11. La faiblesse de croire - extase blanche - Index
Quatrième de couverture :
"La foi chrétienne est devenue une option singulière. Nous avons perdu l'évidence d'une institution vénérable - l'Eglise - d'où nous venait un corpus d’Écritures et de pratiques. Aujourd'hui, privé de certitudes, un chrétien doit chercher sa voie. Comment vivre et penser cette singularité de la foi chrétienne, comment saisir sa vérité intérieure et inscrire socialement ce "chemin non tracé" ? Écartant les paroles convenues, Michel de Certeau montre avec force ce que "croire" veut dire, quelle dynamique de foi suscite en celui qui en prend le risque, quelle exigence de vie et quelle radicalité de pensée elle nourrit, comment elle anime le lien social. Quand la confession de foi s'énonce sous le signe de la "faiblesse", il se découvre en elle "quelque chose qui nous échappe : un désir inguérissable", une passion, une espérance sans pareil."
"La faiblesse de croire"
"Nul homme n'est chrétien tout seul, pour lui-même, mais en référence et en lien à l'autre, dans l'ouverture à une différence appelée et acceptée avec gratitude. cette passion de l'autre n'est pas une nature primitive à retrouver, elle ne s'ajoute pas non plus comme une force de plus, ou un vêtement, à nos compétences et à nos acquis ; c'est une fragilité qui dépouille nos solidités et introduit dans nos forces nécessaires la faiblesse de croire. Peut-être une théorie ou une pratique devient-elle chrétienne lorsque, dans la force d'une lucidité et d'une compétence, entre comme une danseuse le risque de s'exposer à l'extériorité, ou la docilité à l'étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place - c'est-à-dire de croire - à l'autre. Ainsi "l'itinérant" d'Angelus Silesius, non pas nu, ni vêtu, mais dévêtu. (Michel de Certeau, p.305)
Vers Dieu je ne puis aller nu
mais je dois être dévêtu.
Extraits de la préface de Luce Giard :
"Les textes réunis dans ce volume, sous un titre emprunté au chapitre 11, voudraient restituer quelques moments d'une trajectoire de pensée et de vie. Dans une oeuvre abondante (dont le soin m'a été remis par l'auteur), j'ai retenu quelques textes rangés par ordre chronologique. Si, après 1974, sur la foi et le christianisme, les articles se font rares, cela tient au fait que tout son travail d'écriture fut alors concentré sur des tâches précises, où la question de Dieu, du croire et de la tradition chrétienne était reprise par d'autres voies..."(p.19)
"La question de Dieu, de la foi et du christianisme n'a cessé d'habiter Michel de Certeau. Elle est à la source d'une impossibilité à se satisfaire d'un seul type de savoir, d'où ce parcours méthodique de disciplines (langues anciennes avec une prédilection pour le grec, histoire, philosophie et théologie au temps des études et des diplômes ; plus tard, par manière de compléments, linguistique, psychanalyse, anthropologie et sociologie). Mais cette question avait d'abord déterminé un projet de vie : l'entrée dans la Compagnie de Jésus, en 1950, "pour partir en Chine" ; l'ordination sacerdotale, en 1956 ; les années consacrées à l'histoire des mystiques, pour aboutir à la Fable mystique, où, dès la première page, l'auteur écarte "le prestige impudique" de sembler "en être" et refuse la supposition qu'il tiendrait là "un discours accrédité par une présence, autorisé à parler en son nom".
De cette interrogation fondatrice, il n'attendait ni la garantie d'une identité sociale, ni une assurance contre l'incertitude du présent, ni le moyen de se dérober aux exigences de la pensée quand l'Un vient à manquer, que les anciennes croyances ne sont plus croyables : "Elles nous parlent encore, mais de questions désormais sans réponse." Avec la volonté tenace de suivre "la question de Dieu et ses cheminements secrets dans l'existence", il chercha à en vivre et penser la radicalité, convaincu qu'une vie "n'est pas faite pour être rentabilisée et placée dans les coffres d'une banque éternelle, mais au contraire pour être risquée, donnée, perdue en même temps que servie..." (p.7-8)
"La foi suppose une confiance qui n'a pas la garantie de ce qui la fonde : l'autre." Elle ne sait ni ne possède ce dont elle est l'objet, ce à quoi elle se réfère. Possibilité toujours offerte et toujours récusable d'un croire et d'un vouloir-croire, elle inspire le "texte fragile et flottant" d'une "écriture croyante", aventure éphémère, écume à la surface de l'océan des jours. Etrangère à toutes les arrogances, cette manière de croire déconcertait ou décevait, par son style réservé et pudique, par la "faiblesse" qu'elle avait pour emblème, comme autrefois Paul (1 Co 1, 26-29). Des mystiques, de ceux-là mêmes dont il avait pris grand soin à marquer qu'il ne pouvait prétendre leur ressembler, Michel de Certeau concluait, comme pour redire la musique essentielle d'une poursuite sans fin, d'un désir inépuisable : "est mystique celui ou celle qui ne peut s'arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n'est pas ça, qu'on ne peut résider ici ni se contenter de cela." Sans le savoir, sans le vouloir, il traçait de lui-même un portrait tout à fait ressemblant. Plus d'un, à sa rencontre, fut en silence comme ébloui. feux de l'intelligence et feux de l'âme, il y avait du Pascal en lui." (p.18)