2. De l'ordre
Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange : c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié expérimentalement.
Le désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une chose grave ; il est de l'ordre du « dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » : on croit toujours que l'on saura d'instinct où l'on a mis tel ou tel livre ; et même si on ne le sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement tous les rayons.
A cette apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie individuelle : une chose pour chaque place et chaque place à sa chose et vice versa ; entre ces deux tensions, l'une qui privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante, l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de procurer des surprises agréables, comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de ne plus le voir, et que, remettant au lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.
2.1.Manières de ranger les livres
classement alphabétique - classement par continents ou par pays - classement par couleurs - classement par date d'acquisition- classement par date de parution - classement par formats - classement par genres - classement par grandes périodes littéraires - classement par langues - classement par priorités de lecture - classement par reliures - classement par séries.
Aucun de ces classements n'est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s'ordonne à partir d'une combinaison de ces modes de classements : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donnent à toute bibliothèque une personnalité unique.
Il convient d'abord de distinguer les classements stables et les classements provisoires ; les classements stables sont ceux qu'en principe on continuera à respecter ; les classements provisoires ne sont censés durer que quelques jours : le temps que le livre trouve, ou retrouve, sa place définitive : ce peut être un ouvrage récemment acquis et non encore lu, ou bien un ouvrage récemment lu que l'on ne sait pas très bien où mettre et que l'on s'est promis de ranger à l'occasion d'un prochain « grand rangement », ou encore un ouvrage dont on a interrompu la lecture et que l'on ne veut pas classer avant de l'avoir repris et terminé, ou bien un livre dont, pendant une période donnée, on s'est servi tout le temps, ou bien un livre que l’on a sorti pour y chercher un renseignement ou une référence et que l'on n'a pas encore remis en place, ou bien un livre que l'on ne saurait mettre à la place où il irait car il ne vous appartient pas et on a plusieurs fois promis de le rendre, etc.
En ce qui me concerne, près des trois quarts de mes livres n'ont jamais été réellement classés. Ceux qui ne sont pas rangés d'une façon définitivement provisoire le sont d'une façon provisoirement définitive, comme à l'OuLiPo. En attendant, je les promène d'une pièce à l'autre, d'une étagère à l'autre, d'une pile à l'autre, et il m'arrive de passer trois heures à chercher un livre, sans le trouver mais en ayant parfois la satisfaction d'en découvrir six ou sept autres qui font tout aussi bien l'affaire.
2.2. Livres très faciles à ranger
Les grands Jules Verne à reliure rouge (qu’ils soient des vrais Hetzel ou des rééditions Hachette), les très grands livres, les tout petits, les Baedeker, les livres rares ou crus tels, les livres reliés, les volumes de La Pléiade, les Présence du Futur, les romans publiés aux Éditions de Minuit, les collections (Change, Textes, Les Lettres nouvelles, Le Chemin etc.), les revues, quand on en a au moins trois numéros, etc.
2.3. Livres pas trop difficiles à ranger
Les livres sur le cinéma, que ce soient des essais sur des metteurs en scène, des albums sur des stars ou des découpages de films ; les romans sud-américains, l'entomologie, la psychanalyse, les livres de cuisine (voir plus haut), les bottins (à côté du téléphone), les romantiques allemands, les livres de la collection Que sais-je ? (le problème étant de les classer ensemble ou de les ranger avec la discipline dont ils traitent), etc.
2.4. Livres plutôt impossibles à ranger
Les autres, par exemple les revues dont on ne possède qu'un numéro, ou bien La Campagne de 1812 en Russie, de Clausewitz, traduit de l'allemand par M. Bégouën, Capitaine commandant au 3le Dragons, breveté d'État-Major, avec une carte, Paris, Librairie militaire R. Chapelot et Cie, 1900, ou encore le fascicule 6 du volume 91 (novembre 1976) des Publications of the modern Language Association of America (PMLA) donnant le programme des 666 réunions de travail du congrès annuel de ladite association.
2.5. Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l'illusion de l'achevé et le vertige de l'insaisissable. Au nom de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait d'accéder d'emblée au savoir; au nom de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l'oeil destinés à dissimuler l'usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques (1.) servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourretout.
1. J'appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidien. cela exclut les collections des bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celle des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des Bibliothèques publiques.
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