"Le 18 décembre 1952
Rapport sur les prix de vertu
par M. Maurice Genevoix, Directeur de l'Académie
Mais, si les civilisations meurent, il est vrai aussi qu'elle renaissent.
Je me souviens d'un jour de ma jeunesse involontairement guerrière, en un temps où la guerre elle-même restait à la mesure de l'homme. Une contre-attaque allemande venait de nous refouler hors d'un entonnoir de mine, au fond d'une sape aux madriers brisés. Je reçus l'ordre de chercher la liaison, dans la boue des boyaux bouleversés, avec quelque élément voisin. Je partis. C'était assez dur : la boue d'abord ; et des tireurs embusqués qui surveillaient nos cheminements. A chaque instant, leurs balles claquaient. J'allais. Le boyaux écrêté tournait, zigzaguait. A l'instant d'aborder un tournant, je vis, à quelques pas, plusieurs morts tombés l'un sur l'autre ; des morts qui venaient d'être tués, souples encore et comme pantelants. Puisqu'il fallait passer, je fis un pas, encore un pas.
Et voici que mystérieusement, comme si une invisible main fût venue me toucher l'épaule, je me sentis... oui, averti, mis en garde, déjà à demi retenu. Je regardai vers les morts entassés, me penchai vers eux en avant ; et alors je m'aperçus, je vis que le dernier tombé n'était pas mort, me regardait ; avec une intensité qui déjà me bouleversait, suppliante, impérieuse en même temps. C'était lui, c'était son regard qui venait de m'arrêter. Mais je ne comprenais pas encore. Il était tombé par dessus les autres quelques minutes, un instant plus tôt. Il s'était renversé en arrière, allongé sur ce tas de cadavres. Il avait dû recevoir une balle dans la moelle épinière. Il était là, paralysé, muet, incapable de faire un geste, d'articuler une parole distincte. Et c'est moi qui, toujours penché, saisi d'une pitié fraternelle, c'est moi qui lui parlai, qui lui dis ce que nous disions toujours aux camarades ainsi navrés : "Tu vois, mon vieux, je descends. Je vais ramener. Les brancardiers. Je te promets. Ils vont venir, t'emporter, te sauver..."
Je vis sa tête remuer faiblement, de droite, de gauche. L'intensité de son regard se faisait presque intolérable. "Non, non, ce n'était pas cela..." A présent, ses lèvres bougeaient. Il essayait, essayait de parler. Je crus comprendre, et mon cœur se gonfla. Était-ce possible ? Était-ce vraiment cela ? Je répétai pour lui, en suivant le mouvement de ses lèvres : "Que je fasse attention ? Que je vais me faire tuer si j'essaie de passer ici ?" Eh bien ! oui c'était cela. Car je le vis aussitôt se détendre, s'apaiser.
Maintenant que je l'avais compris, maintenant qu'il était sûr que grâce à lui j'allai être épargné, il était heureux, comblé. Je vis son regard s'éclairer, rayonner d'une lumière splendide, en vérité inoubliable. Ce jour-là, j'ai su ce que pouvait être un regard d'homme : quelque chose de bouleversant, d'indiciblement magnifique.
Pourquoi ce regard-là m'a-t-il comme hanté, tandis que je lisais les dossiers de nos prix de vertu ? La réponse est en chacun d'entre nous.
Je crois, Messieurs, je crois que dans bien des années, dans longtemps et très longtemps, quand bien même le monde bouleversé aurait changé de train et de visage, je crois qu'alors encore, même dans un pays qui ne serait plus la France et qui pourtant serait la France encore, dans un Paris qui ne serait plus Paris et qui pourtant serait toujours Paris, dans une Académie qui ne serait plus la nôtre et qui pourtant la prolongerait, il resterait un homme pour parler à d'autres hommes et pour s'émouvoir avec eux de vertus d'hommes, les mêmes qu'aujourd'hui."