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Gérard Haddad, A l'origine de la violence, extrait de la conclusion

"Le problème de Freud avec son judaïsme serait son refus d'entendre le message qui ouvre la Bible, message répété, martelé tout au long du Livre de la Genèse, celui de la rivalité fraternelle, à la fois meurtrière et fondatrice. La tragédie humaine, individuelle et sociale, gît dans l'acte de Caïn. Mais Freud préféra s'accrocher au mythe grec d'Œdipe, véritable exception dans l'ensemble de la dramaturgie universelle quand les drames nés du fratricide pullulent. Ses élèves, Adler puis Szondi, tentèrent d'attirer son attention sur ce scotome. En vain, avec à chaque fois un schisme pour conséquence. Là gît, selon moi, la pierre d'achoppement de la psychanalyse.

Au nom de l'idéal scientifique qui était celui de Freud et qui est le mien, le moment paraît venu, pour que la psychanalyse vive, de proposer des remaniements à sa doctrine.

Je n'ai évidemment, rien à redire au schéma initial de l'Œdipe avec son vœu de mort à l'égard du parent du sexe opposé, devenu un rival. Mais ce vœu ne se résout jamais par la mort du père mais par celle du sujet, mort symbolique évidemment, mais non moins cruelle puisqu'il s'agit de la castration, dont il se relèvera pour s'engager dans la voie de son désir. Castration, pierre d'angle de l'édifice, dont le désir est la conséquence. 

Mais comment Freud est-il passé de ce premier schéma si efficace à celui de Totem et tabou ? Il s'agit là d'un saut, d'un discord que les psychanalystes ne semblent pas remarquer : à l'origine de tout groupe humain, voire de l'humanité entière, il y aurait un parricide. Un parricide fondateur donc. C'est cette thèse qui n'est plus soutenable et qui doit être rejetée sans hésitation. Elle est même nocive. Elle nuit gravement aux mécanismes de transmission et elle passe à côté de l'essentiel. Non, le parricide ne fonde rien, le parricide conduit au génocide. Le théâtre dans lequel Freud aimait trouver appui ne cesse de le répéter. La descendance d'Œdipe sera exterminée, la famille d'Hamlet cédera sa place à une autre dynastie, tout comme celle de Macbeth.

En quarante ans de réflexion j'ai construit une sorte d'arc théorique qui constitue ma contribution à la théorie psychanalytique. 

Le premier pilier de cet arc consiste en une théorie de la constitution des groupes, libérée du postulat du parricide, telle que je l'ai présentée dans mon ouvrage Manger le livre. A l'origine de tout groupe, nous trouvons un nouveau discours, plus ou moins consistant, en rupture, voire en conflit avec les discours qui lui préexistent, nouveau discours porté par un leader charismatique. Ce discours se cristallise rapidement en un écrit qui constituera le Livre de ce groupe et qui deviendra, éventuellement, objet d'amour.

La raison d'un groupe, sa nature comme sa finalité, sont variables : religieux, certes, mais aussi politique, culturel, professionnel voire sportif. Le sentiment, d'intensité variable, parfois faible mais pouvant devenir intense, qui lie les membres du groupe, sa "colle", constitue le sentiment religieux. La tâche du leader charismatique du groupe comme celle de ses successeurs consiste à maintenir la cohésion de ce groupe en tempérant les rivalités caïniques internes existant entre ses membres et en orientant cette agressivité vers ceux qui n'y appartiennent pas.

Le deuxième pilier de l'arc s'est construit progressivement, à ma surprise, dans ces dernières années à partir d'une réflexion sur le fanatisme et le terrorisme. J'ai abouti progressivement à cette doctrine du complexe de Caïn, à savoir la rivalité meurtrière entre les membres d'une fratrie. Saint Augustin, avec la scène du frère pendu au sein maternel, était plus près de cerner la cause de la souffrance humaine que le Freud de l'Œdipe. C'est à partir de là qu'il fallut mettre en question la thèse du parricide fondateur de Totem et tabou.

Il reste que cet Œdipe freudien est bien là, à condition d'admettre inclus en lui le complexe de Caïn qui le nourrit de sa violence. Négliger ce fait conduit bien des cures à l'impasse, sans parler du renforcement des névroses obsessionnelles. Ces deux complexes sont nourris par les deux libidos décrites par Freud. La Loi émergeant à la résolution de l'Œdipe permet de modérer cette rivalité meurtrière, voire de la métamorphoser en amour (comme le dit Freud dans sa lettre à Thomas Mann), projetant la haine initiale sur "l'étranger".

Le complexe de Caïn est le paradigme opérant dans les phénomènes de groupe. Vouloir analyser les phénomènes de groupes en termes œdipiens est un croisade donquichottesque.

Cette subversion de la doctrine freudienne que je présente eut un double point de départ. D'une part, pendant quarante ans, la mise en tension constante des enseignements de la psychanalyse avec ceux de la Bible et du Talmud, ces "dépôts millénaires de sagesse" (Adler). D'autre part, depuis sept ans, une réflexion portant sur le fanatisme et le terrorisme qui pèsent sur le monde, le réel de notre temps. Par étapes, dont témoignent trois courts essais, sans idée préconçue, cette réflexion m'a inexorablement conduit au pied de ce complexe de Caïn que nous sommes appelés à gravir et à surmonter. Je ne peux oublier qu'elle s'est développée dans un dialogue avec le monde arabe, avec mes compatriotes tunisiens en particulier.

Née de notre actualité, cette machine théorique, dans ses limites, paraît mieux à même d'interpréter les impasses porteuses de tous les dangers dans lesquelles notre société se trouve engluée. Je crois qu'elle nous donne la clé du mystère qui hante toute la pensée depuis les origines, inscrite dans les premières pages de la Bible d'une manière si aveuglante qu'on s'en détourne : la source de la violence humaine réside dans le complexe de Caïn."

(Gérard Haddad, A l'origine de la violence, d'Œdipe à Caïn, une erreur de Freud, Editions Salvator, p.175-178)

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