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Introduction : 

Le 18 décembre 1952, Maurice Genevoix, écrivain et poète français, secrétaire perpétuel de l'Académie française, rédige un rapport sur les prix de vertus. 

Fondés par Jean-Baptiste Montyon, décernés par l'Académie française depuis 1782 "à des personnes méritantes" ou "à des ouvrages littéraires utiles aux mœurs", les prix de vertus ont  été maintes fois critiqués, notamment par Baudelaire, Rémi de Gourmont ou Octave Mirabeau.

Mais à la place d'un éloge convenu de la vertu, au sens d'honnêteté, de pudeur et de sagesse, Maurice Genevoix, ancien combattant de la guerre de 14-18,  évoque un souvenir de guerre.

Comment l'orateur parvient-il à émouvoir les auditeurs ou les lecteurs ?

Nous étudierons dans une première partie la dimension réaliste de l'évocation des tranchées et de la guerre, puis le malentendu entre le soldat mourant et le narrateur et enfin la dimension argumentative du texte, apologie du courage et de la générosité.

I. La dimension réaliste du texte 

a) L'évocation de la tranchée :

Le registre réaliste caractérise la description de la tranchée. Le registre réaliste présente des faits qui collent au réel. La principale figure est l'hypotypose, consistant en une description imagée et comme vécue à l'instant de son expression. Elle peut dépasser le cadre de la phrase pour se développer sur plusieurs phrases, en l'occurrence sept lignes dans ce texte.

Le réalisme du texte est renforcé par la présence de détails vrais, par la précision dans la description du cadre, par l'usage d'un lexique spécialisé ("sape", "madriers brisés", "boyaux bouleversés", "boyaux écrêté", "entonnoir de mines"), ainsi que par des verbes de vision ("je vis").

b) L'évocation de la guerre :

La tranchée n'est pas évoquée dans un moment d'accalmie, mais sous le feu de l'ennemi ("Une contre-attaque allemande venait de nous refouler..."). La progression du narrateur est non seulement rendue difficile en raison de la boue, mais dangereuse, voire mortelle, à cause des "tireurs embusqués" et des "balles qui claquent". La description n'est pas statique et objective, mais dynamique et subjective. Les choses sont vues à travers le regard du narrateur en mouvement auquel le lecteur est amené à s'identifier.

Le texte produit un intense effet de suspens. L'identification au narrateur est facilitée par l'emploi du point de vue (focalisation) interne, le lecteur suit avec une attente angoissée la progression du narrateur à l'intérieur de la tranchée et vit pour ainsi dire "avec lui" les dangers qu'il encourt.

II. Le malentendu (quiproquo) entre le soldat mourant et le narrateur :

a) Ce que le narrateur comprend :

Le début de la deuxième partie confère au texte comme une touche de fantastique : "Et voici que mystérieusement, comme si une invisible main fût venue me toucher l'épaule, je me sentis... oui, averti, mis en garde, déjà à demi retenu."

Le narrateur est d'abord averti par le sens du toucher ("me toucher l'épaule"). Il sent la présence du soldat mourant avant de le voir :"je vis que le dernier tombé n'était pas mort, me regardait ; avec une intensité qui déjà me bouleversait, suppliante, impérieuse en même temps."

Le registre tragique met en scène des situations désespérées où un personnage, victime de la fatalité est voué à la mort. La fatalité prend ici les traits de la guerre. Des forces pèsent sur lui, le dominent, ce qui suscite la compassion du lecteur. Le registre tragique est donc intimement associé au registre pathétique (de pathos = souffrance).

Dans un premier temps, le narrateur comprend que le soldat mourant le supplie d'aller chercher des secours : "Tu vois, mon vieux, je descends. Je vais ramener. Les brancardiers ? Je te promets. Ils vont venir, t'emporter, te sauver..."

b) Ce que le soldat mourant veut lui faire comprendre :

"Mais je ne comprenais pas encore" : le narrateur ne comprend pas que le soldat ne le supplie pas d'aller chercher du secours car il sait qu'il est trop grièvement blessé : "il avait du recevoir une balle dans la moelle épinière". 

S'ensuit un dialogue muet entre le narrateur et le soldat blessé, trop affaibli pour pouvoir parler et dont le narrateur lit les paroles sur les lèvres : "A présent ses lèvres bougeaient. Il essayait, essayait de parler. La répétition du verbe "essayer" traduit l'effort désespéré du soldat pour s'exprimer de façon intelligible.

Le narrateur comprend enfin ce que le soldat blessé veut vraiment lui communiquer. La lumière jaillit dans son esprit : "Je crus comprendre et mon cœur se gonfla. Était-ce possible ? Était-ce vraiment cela ? Je répétai pour lui, en suivant le mouvement de ses lèvres : "Que je fasse attention ? Que je vais me faire tuer si j'essaye de passer ici ? Eh bien ! oui c'était cela. Car je le vis aussitôt se détendre, s'apaiser."

"Maintenant que je l'avais compris, maintenant qu'il était sûr que grâce à lui j'allai être épargné, il était heureux, comblé. Je vis son regard s'éclairer, rayonner d'une lumière splendide, en vérité inoubliable. ce jour-là, j'ai su ce que pouvait être un regard d'homme : quelque chose de bouleversant, d'indiciblement magnifique."

III. La dimension argumentative du texte : 

a) Une argumentation destinée aux auditeurs et aux lecteur :

Ce passage constitue le sommet du texte, son acmé, sa véritable signification. Maintenant que le soldat blessé a averti son compagnon, il peut mourir consolé. A l'immanence omniprésente de la mort, de la boue, de la souffrance, au réalisme tragique de la guerre, ce regard d'homme, bouleversant, indiciblement magnifique oppose la présence mystérieuse d'une paix et d'une lumière "qui ne sont pas de ce monde" et affirme, par-delà la guerre, la haine, la souffrance et la boue, par-delà les valeurs et les vertus de l'héroïsme militaire, la réalité transcendante de l'amour car "il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis".

Le registre du texte associe le pathétique et le tragique. Le registre pathétique vise à faire naître la compassion du lecteur envers un personnage innocent, victime des événements ou de la folie humaine.

Les thèmes du registre pathétique sont une situation malheureuse dans laquelle se trouve un personnage auquel le lecteur peut s'identifier (le soldat mourant).

En déclenchant l'émotion et en montrant la souffrance, ce registre peut aussi avoir une fonction argumentative destinée à produire un effet sur le lecteur.

La narration des faits (la rencontre avec le soldait mourant) a une fonction apologétique, elle vise à produire une réflexion. Cette réflexion est d'abord attendue d'un public contemporain du narrateur (les lecteurs en âge de comprendre le texte en 1952) : "pourquoi ce regard-là (le regard rayonnant du soldat mourant) m'a-t-il comme hanté, tandis que je lisais les dossiers de nos prix de vertu ? La réponse est en chacun d'entre nous."

La leçon est qu'il existe en tout homme des trésors cachés d'héroïsme, de courage et d'altruisme, qu'un être humain est capable de se dépasser en préférant autrui à soi-même, mais c'est à chacun d'entre nous de la comprendre et de la faire sienne.

b) Une argumentation destinée aux générations futures : 

Dans la dernière partie du texte, la péroraison, l'orateur espère "qu'il restera un homme pour parler à d'autres hommes et pour s'émouvoir avec eux des vertus d'hommes, les mêmes qu'aujourd'hui." Les verbes sont conjugués au conditionnel ("aurait changé, serait, prolongerait, resterait"). Il s'agit de l'expression d'un souhait, plutôt que d'un fait.

L'auteur utilise une figure de style, l'hyperbate qui consiste à prolonger une phrase. Procédé rhétorique, l'hyperbate est souvent une forme de mise en relief solennelle d'un propos : "Je crois, Messieurs, je crois que dans bien des années, dans longtemps et très longtemps, quand bien même le monde bouleversé aurait changé de train et de visage, je crois qu'alors encore, même dans un pays qui ne serait plus la France et qui pourtant serait la France encore, dans un Paris qui ne serait plus Paris et qui pourtant serait toujours Paris, dans une Académie qui ne serait plus la nôtre et qui pourtant la prolongerait, il resterait un homme pour parler à d'autres hommes et pour s'émouvoir avec eux des vertus d'hommes, les mêmes qu'aujourd'hui."

L'orateur (dans l'hypothèse où le texte serait destiné à être lu en public) aurait pu se contenter de dire : "Je crois, Messieurs que dans bien des années, il resterait un homme pour parler à d'autres hommes et pour s'émouvoir avec eux de vertus d'hommes, les mêmes qu'aujourd'hui." Mais l'hyperbate et la figure de l'anaphore, en prolongeant la phrase, en plaçant des propositions conjonctives et relatives avant le sujet et le verbe, en répétant des syntagmes verbaux ("serait"), confère de la solennité à la phrase et donne un relief saisissant à son propos.

Conclusion :

Ce rapport sur les prix de vertus évoque un souvenir de guerre et prononce un éloge implicite de l'énergie morale, du courage, de la générosité et de l'amour fraternel. 

Il se présente d'abord sous la forme d'un récit réaliste évoquant une tranchée prise sous le feu ennemi pendant la guerre de 14-18. Le narrateur est confronté à un soldat mourant et croit dans un premier temps qu'il veut lui demande d'aller chercher des secours. Il ne comprend pas que le soldat veut lui faire comprendre de ne pas avancer dans la tranchée car il risque de se faire tuer.

Le récit a une double dimension argumentative. Il est d'abord destiné aux lecteurs ou aux auditeurs contemporains de l'auteur (de l'orateur) et à travers eux, aux générations futures.

La dimension apologétique et humaniste de ce texte contraste avec le nihilisme désespéré du Voyage au bout de la nuit d'un Louis-Ferdinand Céline.

 

 

 

 

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