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L'esthétique de l'informe

"Avant la Renaissance, la peinture s'attache à une réalité pour laquelle elle a un authentique respect. La supériorité absolue de la création divine sur la création humaine est admise par tous. Avec la Renaissance, les choses commencent à bouger. L'accent passe de la réalité reproduite à la reproduction. Les artistes continuent d'imiter la nature, mais dans un esprit de rivalité qui les pousse à toujours plus d'audace. Et volià que bientôt ils osent espérer que la création humaine pourra rattraper, voire surpasser son modèle.

Si l'on extrapole la conception shakespearienne de la mimesis et qu'on l'applique aux périodes qui ont suivi, on s'aperçoit que celle-ci rend compte des révolutions esthétiques des deux derniers siècles avec moins de révérence que ne le font d'habitude les historiens de l'art, mais avec autrement de cohérence et d'efficacité.

Parmi les artistes, c'était traditionnellement, à qui rendrait le mieux "la nature elle-même", la vérité des apparences ; mais le jour où cette quête perdit son sens, au lieu de s'évanouir, la compétition ne fit que se déplacer. Ils décidèrent que, loin d'être indispensable, l'imitation était plutôt une choses exécrable. La peur de répéter ce que d'autres ont déjà fait, où s'apprêtent à faire, remplace la vieille peur de ne pas imiter assez fidèlement. Loin de mettre un terme aux modes et aux engouements esthétiques, la quête universelle de l'original au sens du nouveau ne fait que les accélérer et les multiplier ; elle engendre des formes de soumission mimétique plus tyranniques encore qu' l'imitation déclarée.

Le rejet de la mimesis comme principe théorique n'entraîne pas sa disparition dans la pratique ; ce rejet déplace l'imitation et la rend souterraine. Le mouvement de la modernité dans son ensemble - malgré quelques exceptions superbes mais partielles - reflète le glissement général de la société moderne de la médiation externe vers la médiation interne.

Quand de positive la mimesis devient négative, quand elle essaie d'éviter la répétition, elle en fabrique de plus en plus par le biais d'une réciprocité non voulue. La logique de la compétition détruit les rites du passé, contraignant d'abord l'art à des distorsions hystériques, puis à l'informe et au chaos, enfin au néant absolu, à l'autodestruction pure et simple qui triomphe parmi nous."

(René Girard, Shakespeare, Les feux de l'envie, Grasset, p. 405-406)

 

 

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