Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, "Du côté de chez Swann", Bibiothèque de la Pléiade, NRF Gallimard et en Livre de Poche.
Marcel Proust (prénoms complets : Valentin Louis Georges Eugène Marcel), né à Paris XVIème (quartier d'Auteuil) le 10 juillet 1871 et mort à Paris le 18 novembre 1922, est un écrivain français dont l'œuvre principale est une suite romanesque intitulée A la recherche du temps perdu, , publiée de 1913 à 1926.
Du côté de chez Swann est le premier volume du roman de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. Il est composé de trois parties, dont les titres sont :
Combray - Un amour de Swann - Noms de pays : le nom.
Un Amour de Swann est un roman à part entière dans l'œuvre. On peut le lire indépendamment des autres parties. Il s'agit d'un retour en arrière dans la vie de Charles Swann. Il évoque sa rencontre, puis sa liaison avec celle qui deviendra sa femme, Odette de Crécy.
"Mais le concert recommença et Swann comprit qu'il ne pourrait pas s'en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d'autant plus douloureusement qu'ignorant son amour, incapables, s'ils l'avaient connu, de s'y intéresser et de faire autre chose que d'en sourire comme d'un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l'aspect d'un état subjectif qui n'existait que pour lui, dont rien d'extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d'où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup, ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son coeur. C'est que le violon était monté à des notes plus hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : "C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas !" tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites "temps où j'étais heureux", "temps où j'étais aimé", qu'il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n'y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n'en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu'elle lui avait jeté dans sa voiture, qu'il avait gardé contre ses lèvres - l'adresse en relief de la "Maison dorée" sur la lettre où il avait lu : "Ma main tremble si fort en vous écrivant" - le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d'un air suppliant : "Ce n'est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ?" ; il sentit l'odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa "brosse" pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d'orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d'habitudes mentales, d'impressions saisonnières, de réactions cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris."
(Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Du côte de chez Swann, NRF Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 344-46)
Problématique : comment le narrateur exprime-t-il la succession contradictoire des états d'âme du personnage ?
I. La souffrance de Swann
Swann se retrouve dans un salon mondain, au milieu de gens qu’il juge « bêtes » et « ridicules » et qui ne connaissent pas Odette.
Il souffre d’abord du fait que les règles de la bienséance et du savoir-vivre (aussi rigides dans ce milieu que le sont les barreaux d’une prison) l’empêchent de s’en aller avant la fin du concert.
Il souffre ensuite de l’indifférence des personnes qui l’entourent, pire, du fait que ces gens se moqueraient de lui « s’ils avaient connu son amour ». Il est renvoyé à sa « subjectivité », à sa solitude, à ses peines d’amour perdues qui ne sont, aux yeux de ces « mondains » superficiels qui ignorent la passion, qu’ « enfantillages » et « folie ». Il se sent donc enfermé dans une double prison : il ne peut pas sortir physiquement du salon ; il ne peut pas sortir psychiquement de lui-même à travers une communication sinon réelle, du moins possible avec les autres.
La troisième cause de la souffrance de Swann est l’idée de rester dans un lieu « où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente. » : sans la présence réelle ou possible d’Odette, le salon est un lieu « d’exil », comme tous les lieux où elle n'est pas, un monde déchu par rapport aux « paradis terrestres » (qui ne sont qu’un seul et même lieu) que sont les lieux où Odette est ou pourrait être présente.
La quatrième cause de la souffrance de Swann est la "montée du violon à des notes plus hautes". Le lecteur ne sait plus très bien si le narrateur parle de Swann ou de la sonate, tant la voix du violon se confond dans l'écriture même avec les états d'âme du personnage. Cette souffrance qu'il ressent avant d'en avoir saisi clairement la cause ("C'est que le violon était monté à des notes plus hautes où il restait comme pour une attente..."), se traduit par des symptômes physiques : "Mais tout à coup, ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son coeur."
La souffrance de Swann est exprimée par l’anaphore du syntagme verbal « il souffrait » (« Il souffrait », il souffrait surtout »), par l’adverbe de manière « douloureusement » , par le verbe à l’infinitif « crier » (« lui donnait envie de crier »), par le verbe « frapper » dont le sens figuré se superpose au sens propre, par l’emploi d’un lexique dysphorique (négatif) : « enfermé », « bêtise », « ridicules », « ignorant », « incapables », enfantillage », « folie », « subjectif », « rien », « exil » « jamais » « personne », « absente » (renforcé par l’adverbe de manière « entièrement »)
Le premier paragraphe comporte une majorité de verbes conjugués à l’imparfait de l’indicatif : « souffrait », « frappaient », faisaient », existait », affirmait », souffrait », donnait », « connaissait ». L’imparfait de l’indicatif évoque des actions à durée indéterminée de second plan. Il a une valeur essentiellement descriptive (les sentiments de Swann). Le second paragraphe débute par un verbe conjugué au passé simple (« fut »), suivi d’un second verbe également conjugué au passé simple (« dut »). Le passé simple évoque une action à durée déterminée de premier plan, généralement brève. Le premier passé simple est précédé du connecteur temporel « tout à coup » qui exprime le caractère soudain, imprévu de l’événement. Le premier paragraphe correspond donc à la situation initiale et le début du second à l’élément modificateur et perturbateur.
II. L'apparition d'Odette
« C’est que le violon était monté à des notes plus hautes où il restait pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela tomberait. » : le mot « attente » est répété trois fois.
Le mot « attente », vient d’un participe passé féminin attendita, de attendere : attendre (tendre vers). L’attente désigne le fait d’attendre (« il était assis dans la salle d’attente »), le temps pendant lequel on attend. (« L’attente n’a pas été longue ») et l’état de conscience d’une personne qui attend (« une attente pénible », « cruelle », « anxieuse », « passionnée »). Le mot « attente » est employé successivement par le narrateur dans chacun de ces sens.
« où il restait pour une attente » : le mot « attente » désigne le fait d’attendre.
« une attente qui se prolongeait : le mot « attente » désigne le temps pendant lequel on attend.
« l’objet de son attente qui s’approchait » : le mot attente désigne l’état de conscience de Swann.
« Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire-d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains du bonheur. »
La métaphore filée repose sur les mots ou les syntagmes : « rayon », à tire-d’aile », « chanter ». Les souvenirs de bonheur de Swann sont comparés à des oiseaux « trompés par un rayon de lumière » et qui saluent l’aurore en s’égosillant, alors qu’il fait encore nuit.
Elle permet d’établir la transition avec le dernier paragraphe dans lequel le narrateur va évoquer les souvenirs de Swann : les pétales neigeux et frisés du chrysanthème, l’adresse en relief de la « Maison dorée », des paroles d’Odette, accompagnée d’une mimique « suppliante », l’odeur du fer du coiffeur, les pluies d’un orage de printemps, le retour glacial dans sa voiture au clair de lune…
La première phrase, anormalement brève (« Mais tout à coup… à son cœur ») exprime la surprise de Swann.
« C’est que le violon… qui sans cela retomberait » : la longueur des propositions relatives et la succession des infinitifs dont elle est composée suscite la présence imaginaire d’Odette et exprime le sentiment d’attente de Swann.
« Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre… les refrains oubliés du bonheur » : la troisième phrase, par la brièveté des propositions qui la composent, exprime la brusque irruption de la joie retrouvée, symbolisée par l’envolée éperdue des oiseaux chanteurs.
« Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « temps où j’étais aimé, qu’il avait prononcées jusque-là sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien… » : la première partie de la phrase évoque la manière dont Swann se figurait jusqu’alors les moments heureux de sa liaison avec Odette. Elle est composée d’une proposition subordonnée relative (« qu’il avait prononcées jusque-là sans trop souffrir », d’une proposition indépendante coordonnée (« car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits et d’une proposition subordonnée relative (« qui ne servaient à rien »). La syntaxe épouse le caractère discontinu et « solide » de la pensée conceptuelle.
III. Les souvenis des jours heureux
La deuxième partie de la phrase, à partir de « il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence », est composé de propositions indépendantes juxtaposées, séparés par des virgules (asyndète). L’absence de mots de liaison épouse la succession rapide et fluide des souvenirs, des émotions et des impressions issues du passé.
Parmi les nombreux souvenirs qui jalonnent sa liaison avec Odette, la mémoire n’en retient que six ou sept, particulièrement importants et liés à des sensations et à des émotions agréables. Les trois premiers souvenirs : les chrysanthèmes, la carte, ainsi que les paroles d’Odette accompagnées d’une mimique implorante sont liés au début de leur liaison et à l’amour partagé : Odette lui fait comprendre qu’elle tient à lui. Les trois autres souvenirs : l’odeur du fer du coiffeur, les pluies d’orage et le retour glacial dans la voiture au clair de lune sont des souvenirs de moments où Swann s’apprêtait à rejoindre Odette ou revenait de chez elle.
La mémoire est provoquée par un stimulus extérieur : en l’occurrence une perception auditive liée au passé : la "petite phrase" de la sonate de Vinteuil.
La mémoire est involontaire : les souvenirs surgissent « avant que l’on ait eu le temps de comprendre », « trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu… »
La mémoire est sélective : six ou sept souvenirs importants surgissent tour à tour. Ils correspondent à des « scènes ».
La mémoire est associative : les souvenirs sont liés les uns aux autres : témoignages d’amour, rendez-vous amoureux où Swann se rend et d’où il repart.
La mémoire est intégrale : « Tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être (…) s’étaient réveillés.
La mémoire est liée au corps : « Toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de réactions cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. » : la métaphore filée s’articule autour des mots : « mailles, « étendu », « réseau » et « repris ». Le narrateur compare les souvenirs involontaires de Swann (les habitudes, les impressions produites par les saisons, les réactions sensorielles), à un filet dans lequel il se trouve à nouveau pris, chaque « maille » correspondant à une habitude, à une impression ou à une réaction.
Le mot important de ce passage est le mot « corps » (« dans lequel son corps se trouvait repris). La mémoire est un phénomène corporel et non intellectuel. C’est le corps tout entier (et non seulement le « cerveau » ou l’intellect) qui conserve les souvenirs et ces souvenirs sont liés à des événements affectifs, à des émotions, à des sentiments, à des formes, à des couleurs, à des sons, à des odeurs, à des sensations tactiles ou gustatives.
C'est la musique, le moins "conceptuel" des arts qui sert ici de révélateur aux souvenirs.