Patrick Boucheron, Faire profession d'historien, publications de la Sorbonne, collection "Itinéraires" 2016
Table :
La trace et l'aura, Un court-circuit de Walter Benjamin - "Bas les masques" (Confessions facultatives) - Voir les choses en grand, Portrait de l'enseigant en enseigné - Ville, pouvoir, mémoire, Comment je me suis disputé (avec ma thèse) - l'histoire est un récit vrai, Une réconciliation - Apostille - Références des textes cités - Supplément à la nouvelle édition de 2016 - Reférences des textes cités (supplément 2011-2015)
L'auteur :
Professeur au Collège de France, Patrick Boucheron a publié au Seuil Conjurer la peur, Essai sur la force politique des images, Sienne, 1338 en 2013 (rééd. 2015) et l'Histoire mondiale de la France (dir.) en 2017.
Quatrième de couverture :
"Pour ma part - et c'est en ce sens que je conçois cette "profession" d'historien - je veux croire à l'émancipation par la pensée critique, aux valeurs de transmission et de filiation, à l'amitié, aux livres. Je veux croire à l'histoire, si l'histoire est ce récit entraînant qui nous soulève et nous désoriente, nous oblige et nous délie. Je veux croire qu'il n'y a pas de libération plus vaine que celle qui prétend nous arracher aux rigueurs du travail intellectuel ou aux fidélités que l'on doit à ses prédecesseurs, qu'il n'y a pas de générations plus tristes que celles qui ne se reconnaissent plus de maîtres, qu'il n'y a pas de plus belle activité pour l'esprit que de lire avec bienveillance, et se laisser surprendre par de nouvelles admirations." (p.192-193)
Notes de lecture sur le chapitre I et le début du chapitre II :
I. La trace et l'aura, un court-circuit de Walter Benjamin :
Faire profession d'historien s'ouvre sur l'aveu de la fascination de Walter Benjamin pour les passages couverts parisiens, fascination qu'il partageait avec les surréalistes et dont témoignent Louis Aragon dans Le paysan de Paris (1926) qu'il traduisit et André Breton dans Nadja : "Les passages couverts sont des maisons ou des corridors qui n'ont pas de côté extérieur - comme le rêve"... Savantes compositions de rues et de galeries bordées de façades, traversant les pâtés de maison mais s'ouvrant sur le ciel, les passages, surtout la nuit les nimbe de leur clarté électrique, réalisent une inversion onirique de la représentation - et notamment les espaces domestiques et publics : à Paris comme à Milan, ils constituent un intérieur collectif." (p.10)
Il explique que le passage correspond au songe capitaliste : hisser le salon bourgeois au-delà de l'architecture, lui faire littéralement crever le plafond. Il rapproche la fascination de Walter Benjamin pour les passages couverts de sa propre démarche d'historien de la ville : "Une forme d'architecture ne pouvait-elle pas devenir la clef d'interpétation d'une compréhension globale de la société qui l'avait désirée, façonnée, habitée ?" (ibidem)
Note : Les passages couverts de Paris sont un ensemble de voies percées entre la fin du XVIII siècle et les premières années du Second Empire à travers des îlots urbains et des immeubles, recouvertes d'une structure protectrice vitrée et généralement destinées à abriter des alignements de boutiques. Ces voies préfigurent les Grands magasins et les galeries commerciales contemporaines. Il convient de les distinguer d'autres voies parisiennes dénommées également « passages » mais dont le tracé évolue à l'air libre.
Ce travail sur les passages (Passagen-Werk) sera l'embryon d'un ouvrage plus ambitieux Paris, capitale du XIXème siècle (1934), ouvrage qui ne sera jamais achevé, mais qui inspirera d'innombrables philosophes, historiens de l'art, historiens et sociologues, dont Patrick Boucheron lui-même.
C'est dans Paris, capitale du XIXème siècle, que l'on trouve la célèbre distinction entre "la trace" et "l'aura" : La trace est l'apparition d'une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l'a laissée. L'aura est l'apparition d'un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l'évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose : avec l'aura, c'est elle qui se rend maîtresse de nous." (p.11)
Patrick Boucheron explique que la lecture de W.B. lui inspira le projet "fantasque et singulier" d'une glose des passages les plus énigmatiques de ses oeuvres, dont celui où il opère la distinction entre la trace et l'aura : "depuis quelques années, ce passage m'intrigue, m'obsède, m'appelle, sans que je sois capable d'en comprendre les raisons." (p.11)
"Was ist Aura ? (Qu'est-ce que l'aura ?). Michaël Werner propose la traduction suivante : "L'expérience de l'aura repose sur la traduction de la manière, jadis habituelle dans la société humaine, de réagir au rapport de la nature à l'homme. Celui qui est régardé - ou qui se croit regardé - lève son regard, répond par un regard. Faire l'expérience de l'aura d'une apparition ou d'un être, c'est se rendre compte de sa capacité à lever les yeux ou de répondre par un regard. Cette capacité est pleine de poésie ; là ou un homme, un animal ou un être inanimé, sous notre regard, ouvre son propre regard, il nous entraîne d'abord dans le lointain. L'aura, c'est l'apparition d'un lointain, aussi proche soit-il."
"Dans cette première formulation, commente Patrick Boucheron, l'aura est définie par l'expérience sensible qu'elle procure, qui se caractérise à la fois par son intensité poétique et sa densité corporelle, et renvoie au passé perdu des sociétés humaines. Elle est ce qui nous regarde et nous attire, nous fait lever les yeux vers elle, nous entraîne dans le vertige onirique. Celui-ci est fondamentalement lié à l'expérience urbaine : la ville nous enveloppe et nous retient, elle accueille et relance sans cesse le désir du flâneur baudelairien." (p.16)