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"Aux uns la prison et la mort. Aux autres la transhumance du Verbe" (René Char)

Introduction :

Le langage est la faculté de mettre en œuvre un système de signes linguistiques permettant la communication et l'expression de la pensée et des sentiments. On parle de "langage animal", mais le langage, au sens strict, est une institution universelle et spécifique de l'humanité. On distingue le langage : faculté ou aptitude à constituer un système de signes, la langue : instrument de communication propre à une communauté humaine et la parole : acte individuel par lequel s'exerce la fonction linguistique (la parole est la dimension individuelle de la langue)

On considère souvent le langage comme le moyen d'exprimer une idée ; il serait donc un instrument de la pensée. Il y a pourtant des cas où le langage semble nous dépasser : dans le cas du lapsus, nous disons autre chose que ce que nous voulons dire ; et dans le cas où l'on parle pour ne rien dire. 

Un outil est un prolongement de la main. Un marteau, un tournevis, un pince crocodile sont des outils. Le mot outil appartient au même champ sémantique que les mots "utile", "utiliser". Un outil sert à mener à bien une tâche, il est au service d'une intention, il n'existe qu'en fonction d'autre chose, il n'est pas à lui-même sa propre fin : un marteau sert à enfoncer un clou pour accrocher un tableau par exemple.  

Dans la conception courante, le langage est un outil au service de la pensée. Les mots servent à exprimer la pensée. Nous penserions d'abord et nous parlerions ensuite. cette conception implique qu'il y aurait une pensée sans langage. Que faut-il penser de cette conception du langage ?

 Le langage n'est-il qu'un outil ? Poser une telle question sous-entend que le langage peut être effectivement conçu comme un outil, mais la restriction "n'est-il qu'un outil" signifie que le langage pourrait bien ne pas être qu'un outil ou même ne pas être du tout un outil.

Nous verrons en quoi le langage peut être considéré comme un outil, puis d'où vient cette conception "instrumentale" du langage et enfin que le langage, "dans son essence" n'est pas un outil.

I/ L'instrumentalisation du langage

a) un outil au service de la pensée

b) un outil de communication

c) un outil au service de la volonté de puissance

  • sur autrui : la rhétorique, la publicité, la propagande, le mensonge : "le langage a été donné aux hommes pour dissimuler leur pensée." (Talleyrand)

Les différents niveaux de maîtrise de la langue renvoient ainsi à des différences sociales (Pensez à la pièce de Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard). Mieux parler que l'interlocuteur, c'est manifester une supériorité - et celle-ci peut provenir de l'usage d'un langage aussi bien "secret" (le sorcier ou l'initié) que spécialisé (le scientifique). 

"Le langage est la meilleure et la pire des choses." (Plaute). Platon critique la rhétorique qui cherche à persuader, plutôt que de rechercher la vérité. Talleyrand disait non sans cynisme que le langage était un moyen de dissimuler sa pensée. La propagande politique peut faire du langage un moyen  de domination. Tous les systèmes totalitaires s'en sont pris au langage (cf. Georges Orwell, 1984, Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperii). En altérant le langage (la grammaire, le vocabulaire, la syntaxe, l'orthographe...), on appauvrit et on altère la pensée.

Note : Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich :

 L'allemand permet de créer des mots composés et les nazis ne se sont pas privés de cette possibilité pour inventer des mots au service de leur propagande. Il y a donc eu une langue nazie.

Ce sont les particularités de cette « novlangue » que Victor Klemperer a consciencieusement notées pendant les années du nazisme, ce qui lui servait aussi à garder son esprit critique et à résister individuellement à l'emprise du régime hitlérien.

 Klemperer souligne dans ses carnets toutes les possibilités d'asservir la langue, et donc la pensée au profit de la manipulation des masses. 

Victor Klemperer a tenu un journal tout au long de sa vie. La partie qui couvre la période nazie a été publiée en Allemagne en 1995 avant d'être traduite en 2000 en français. Dans son Journal, il mêle les détails de la vie quotidienne, les observations politiques et sociales, les réflexions sur la nature humaine et sur la nature de la langue, toutes deux perverties par le IIIe Reich. Klemperer décrit les privations, les humiliations, l'asphyxie progressive de celui qui mène une existence de paria, les disparitions successives des amis. Il fait preuve d'une remarquable lucidité sur son sort, sur le sort de millions de Juifs dans les camps et affirme sa volonté de témoigner pour l'histoire.

  • sur la nature : la science et la technique: le projet cartésien de se rendre "comme maîtres et possesseurs de la  nature" suppose une transformation du langage. "La science est une langue bien faite". Leibniz forme le projet d'une "mathésis universalis", d'un langage qui permette de résoudre tous les problèmes qui se posent à l'esprit humain. Avec Spinoza et surtout Descartes, le raisonnement mathématique devient le critère de la vérité. le langage mathématique, au service de la "pensée calculante" (Heidegger) devient un "outil" qui permet d'agir sur le monde, de le transformer.  

II/ Le langage, dans son essence, n'est pas un instrument

a) la conception courante du langage comme expression de la pensée est discutable : selon Hegel, il n’y a pas de pensée sans langage. En effet on ne peut parler de pensées que lorsque ces pensées ont une forme objective, c’est-à-dire lorsqu’une certaine extériorité manifeste ce qui est purement intérieur.

Cette extériorité, c’est le mot. Quand nous cherchons nos mots, nous les cherchons avec d'autres mots. C'est dans les mots que nous pensons, la vraie pensée est le mot même.

"C'est dans les noms que nous pensons ("Es ist in Namen, daß wir denken"). Nous n'avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et par suite nous les marquons d'une forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable. Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie."

Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de l'esprit, § 462, trad. A. Vera

Ce texte de Hegel a été l'occasion d'un échange fructueux avec un collègue sur néoprofs :

Oui, merci, je découvre grâce à vous que cette citation (trad. de A. Vera) est souvent utilisée pour le bac. Comme subodoré, ce n'est pas des mots qu'il parle, mais bien des noms : "Es ist in Namen, daß wir denken" (Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. "Philosophie de l'esprit", § 462)

(et le découpage indiqué dans ces citations n'est pas exact ; cf. la page correspondante du texte allemand sur zeno.org : ICI)

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 Réponse :

La traduction de "Namen" par "mots" déforme en effet la pensée de Hegel. "Namen" renvoie, me semble-t-il,  aux catégories fondamentales de la métaphysique, à la substance des Romains et à l'upokaïmenon des Grecs, le "se tenir là devant", que les Romains traduisent (en transformant totalement le sens) par le "ce qui demeure par dessous". Cette substantia est reprise dans son sens latin par Thomas d'Aquin (Substance = Dieu), Spinoza (Substantia = Deus/Natura) et Descartes dans le passage des Méditations sur le morceau de cire (c'est le cogito qui perçoit la permanence de la substance "derrière" les changements apparents), par opposition aux accidents (les qualités contingentes) qui s'exprime dans les adjectifs qualificatifs et au mouvement, dans les verbes.

Revenir en hautb) Roman Jakobson dénombre cinq fonctions du langage : la fonction expressive (expression des sentiments du locuteur), la fonction conative (fonction relative au récepteur), la fonction phatique (mise en place et maintien de la communication), la fonction référentielle (le message renvoie au monde extérieur), la fonction métalinguistique (le code lui-même devient objet du message) 

Pour Jakobson, « la visée (Einstellung) du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. La fonction poétique n'a pas d'autre finalité qu'elle-même, elle n'instrumentalise pas le langage.

Reprendre la distinction entre langage/langue et parole et montrer que la parole est le lieu d'une liberté possible : d'asservir ou de ne pas asservir, d'être asservi ou de ne pas être asservi (cf. Mallarmé : "donner un sens plus pur aux mots de la tribu")

c) Heidegger oppose la "pensée calculante" : la science, la technique à la "pensée méditante" : la philosophie, l'art, la poésie pour laquelle le langage n'est pas un instrument. Ce n'est pas le langage qui est au service de l'homme, mais bien plutôt l'homme qui est au service du langage.

d) "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen." (Emmanuel Kant)

A quelles conditions le langage peut-il cesser d'être un instrument de domination sur autrui ?

Conclusion :

Les techniques modernes de communication cherchent à agir sur autrui, la science parle en langage mathématique, condition d'une action sur les choses. La science et la technique utilisent le langage, en font un instrument toujours plus conforme aux fins que détermine leur essence (cf. Descartes, "Discours de la Méthode", "se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.")

Le langage n'est pas un simple moyen de communication, d'action sur le monde et sur autrui, il n'est pas un instrument au service de la pensée, c'est bien plutôt la pensée qui se tient au service du langage, qui veille sur le langage en répondant à l'appel de l'Etre dont la langage est l'abri. "Plein de mérites, mais en poète, l'homme habite sur cette terre." (Friedrich Hölderlin)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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