Après bien des aventures, Candide, le jeune homme naïf et son valet Cacambo arrivent dans un pays étrange où l'on fait peu de cas de l'or et des pierres précieuses et où tout semble idéal, l'Eldorado (pays doré)
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de sa majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer sa majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand-officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’instruments de mathématiques et de physique.
Après avoir parcouru toute l'après-dînée à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins.
Voltaire, Candide, chap. XVIII, 1759
Questions sur le texte :
1) Qu'est-ce qu'une utopie ?
2) En quoi le texte évoque-t-il une société utopique ?
3) La société décrite par Voltaire est-elle crédible ?
4) En quoi consiste la fonction critique de l'utopie dans ce texte ?
Eléments de réponse :
"Utopie" vient d'un mot grec latinisé u-topia, de ou-topos, littéralement "en aucun lieu". (ou eu-topia : le bon lieu). Ce genre littéraire et philosophique remonte à Platon (la Callipolis). Il fut remis au goût du jour à la Renaissance, notamment par Thomas More, auteur d'un ouvrage précisément intitulé Utopia qui a donné le mot utopie, par Campanella (La Cité du soleil) et par Rabelais (l'abbaye de Thélème, Gargantua, chap. LVII). Une utopie est une oeuvre littéraire qui évoque une société idéale. L'utopie, en tant que genre littéraire a généralement une fonction critique.
Le lecteur prend plaisir à accompagner Candide et Cacambo dans un monde merveilleux, semblable à celui des contes (par exemple Les Mille et une Nuits, traduit par Antoine Galand au XVIIème siècle). Le pays d'Eldorado est caractérisé par la vitesse ("les six moutons volaient et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi..."), la richesse, les plaisirs des sens, le luxe, la profusion, l'innombrable, l'incommensurable, l'exotisme, l'étrangeté des us et coutumes (chercher des exemples illustrant chacune de ces notions dans le texte)
Le texte de Voltaire joue sur les deux registres narratif et argumentatif ; le texte est un récit chronologique :
1) Candide et Cacambo sont accueillis.
2) On leur fait visiter la capitale du royaume.
3) Ils sont reçus par le roi.
Destiné à plaire, à amuser, à nourrir l'imagination par son caractère merveilleux, ce récit est également destiné à faire réfléchir le lecteur, non pas à travers ce qui est dit, mais à travers ce qui est sous-entendu : le lecteur est amené à faire des comparaisons entre le pays d'Eldorado et le royaume de France, au détriment de ce dernier.
En contraste avec cette richesse, cette profusion et ce luxe (montrer que tous les sens sont sollicités : la vue, l'ouïe, l'odorat, le toucher, le goût) ; Voltaire est le contemporain de Condillac et du sensualisme qui soutient que toute connaissance vient des sens (il n'y a pas d'idées innées) et ne privilégie pas la vue, comme le fait la pensée traditionnelle. Le narrateur insiste sur la simplicité et l'intelligence du monarque, prototype du "monarque éclairé" (il se laisse toucher, contrairement aux rois de France dont le corps est sacré, et même embrasser... il reçoit à sa table le maître et le serviteur, sans faire de différence, sa conversation est pleine d'esprit). Dans le dernier chapitre du Siècle de Louis XIV, Dispute sur les cérémonies chinoises, chap. XXXIX, Voltaire oppose aux erreurs de Louis XIV des images édifiantes de l'empereur Young-tching, assurant, en monarque éclairé, le bonheur de ses sujets par la paix, la tolérance et l'agriculture.
Voltaire plaide en faveur d'un urbanisme raisonné (qui se développera à Paris sous le Second Empire avec le baron Haussmann) en lieu et place d'un urbanisme spontané ; il souligne l'absence d'institutions répressives (il n'y a ni tribunaux, ni prisons), il évoque une société où les femmes ont un rôle social et sont les égales des hommes (les grandes "officières", féminin de "officiers", néologisme qui préfigure nos "écrivaines" et autres "préfètes") et où les sciences et les techniques sont à l'honneur : "Ce qui le surprit davantage et ce qui lui fit le plus plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématiques et de physique."
"Le XVIIIème siècle connut à la fois la considération toute nouvelle de la technique, comme phénomène culturel et la naissance de la théorie du progrès comme essence de l'Histoire, écrit Christian Godin... L'idée était née chez certains philosophes (Bacon, Descartes, Pascal) et hommes de sciences (Galilée) (...) Le XVIIIème siècle, parce qu'il fut une période de progrès objectifs (le tout début de la Révolution industrielle avec les manufactures) élargit cette idée de progrès à l'ensemble de l'Histoire humaine, de la pensée aux mœurs, de la science à la morale. Il y a progrès lorsque, à partir d'une situation de référence, un processus conduit à un plus (quantité) ou à un mieux (qualité).
Naît alors cette extraordinaire "UTOPIE", destinée à remplacer la notion religieuse de Providence divine : si l'homme est méchant, c'est parce qu'il est malheureux, et s'il est malheureux, c'est parce qu'il est misérable. Renversons la misère en abondance, alors le bonheur remplacera le malheur et le Bien régnera sur terre. Et qu'est ce qui peut supprimer la misère, sinon les progrès scientifiques et techniques, qui donneront à chaque homme de quoi manger à sa faim et de quoi se loger et se vêtir ? Des esprits aussi différents que Victor Hugo et Karl Marx communieront au XIXème siècle dans cette même espérance.
Quelle est l'origine du Mal sur la terre (haines, meurtres, guerres) ? Le malheur dû à la misère. Un homme heureux n'a plus de raison d'en vouloir à son voisin. Dans une situation d'abondance apportée par la technique (comme c'est le cas au pays d'Eldorado), le mal politique (le despotisme) et le mal moral disparaîtront. L'homme heureux sera bien gouverné et se gouvernera bien lui-même. Le paradis s'établira sur terre. La science et la technique sont les moteurs de ce mécanisme vertueux."
Au naïf optimisme de Pangloss concernant le présent : "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes", les Lumières substituent en somme une vision du futur tout aussi optimiste, et non moins naïve : "Tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes."
On remarque qu'il n'y a ni églises, ni temples, ni lieux de culte au pays d'Eldorado, ce qui constitue une critique implicite des institutions religieuses.
Le pays d'Edorado est un monde inversé par rapport au monde réel : l'or (et les pierres précieuses) ont peu de valeur d'usage, mais une grande valeur d'échange, alors qu'au pays d'Eldorado, ils ont une grande valeur d'usage (il servent à paver les rues), mais aucune valeur d'échange.
Les économistes du XVIIIème siècle, comme Ricardo ou Adam Smith s'interrogent sur la fonction de la monnaie et sur la richesse ; pour Adam Smith, la "richesse des nations" repose sur le travail et non sur l'or (ou les pierres précieuses) et la fonction principale de l'or (et de l'argent) est de régler les échanges, ce que disait déjà Aristote, mais que l'on avait eu tendance à perdre de vue. Peut-être Voltaire se fait-il ici l'écho des théoriciens qui critiquent l'or (et éventuellement les pierres précieuses) en tant que "richesses princières" dont les rois se servent pour faire la guerre.
Toutefois, il est impossible de croire en ce monde parfait (exagérations, hyperboles...)
Il y a donc un décalage significatif entre ce que dit le narrateur, ce qu'il pense et ce qu'il suggère, entre l'explicite et l'implicite.
Sous le couvert de la description d'une société idéale, Voltaire fait la critique de l'urbanisme de son temps (la saleté, l'insalubrité, les encombrements de Paris) et dénonce la monarchie de droit divin, les mœurs de la cour et, plus généralement, la vie politique et sociale au XVIII ème siècle.
On pourrait dire en conclusion que l'utopie voltairienne n'est pas ce qui n'existe nulle part, mais ce qui pourrait, sous certaines conditions, et dans une certaine mesure exister, à condition que l'on applique les idées des Lumières. "L'utopie est simplement ce qui n'a pas encore été essayé." (Théodore Monod). Outre sa fonction narrative et sa fonction critique, cette évocation d'une utopie assure donc une fonction prophétique qu'il ne faut peut-être pas, connaissant Voltaire, prendre exagérément au sérieux.