Maxime Rovere, Le clan Spinoza, Amsterdam, 1677 : l'invention de la liberté, Flammarion 2017, collections Champs.
Table :
Repères généalogiques - Les Enfants de l'Histoire, 1590-1649 - Les agités d'Amsterdam, 1649-1655 - Un grand changement de lui-même, 1655-1659 - Pensées neuves et choses curieuses, 1659-1665 - La Grande Salve, 1666-1671 - Le choix des armes, 1671-1673 - Les testaments sans fin, 1674-1708 - A propos de ce livre.
L'auteur :
Philosophe, écrivain et traducteur, spécialiste de Spinoza, Maxime Rovere enseigne la philosophie à l'Université pontificale catholique de Rio de Janeiro.
Quatrième de couverture :
"1677. un groupe d'intellectuels publie à Amsterdam un livre intitulé Oeuvres posthumes avec pour nom d'auteur : B.d.S. Qui se cache derrière ces initiales ? Bento de Spinoza, certes... mais pas seulement. Son livre est le produit d'échanges palpitants entre les savants de toute l'Europe, de querelles entre les communautés juives et chrétiennes mal unies, d'amitiés éternelles et même d'amour déçues.
Cette fantaisie historique et philosophique, entièrement fondée sur les faits et les textes, transforme la biographie du philosophe Spinoza en un fascinant portrait d'hommes et de femmes épris de liberté, lancés dans l'aventure de la raison moderne. Synthèse de décennies de recherches collectives, le roman de Maxime Rovere éclaire la naissance et les enjeux d'une philosophie qui n'en finit pas de nous aider à comprendre le monde, et nous avec lui."
Préambule :
"Ce livre n'est pas une fiction écrite d'après une histoire vraie, mais une recherche pour approcher, par tous les moyens littéraires, la"vérité" d'un univers aujourd'hui disparu.
Le monde dans lequel a vécu Bento de Spinoza se situe principalement aux Pays-Bas entre Amsterdam et La Haye, mais il plonge ses racines et ses branches dans un espace beaucoup plus vaste, du Portugal à l'Allemagne, de l'Italie à l'Angleterre. C'est là, dans l'Europe du XVIIème siècle, que s'est formé l'être fascinant et multiple que ces pages font renaître.
Au cours des quinze dernières années (2001-2016), des dizaines de chercheurs et de chercheuses travaillant partout dans le monde ont tiré de l'oubli des figures jusqu'alors peu connues. Les archives, les correspondances, les manuscrits, les livres imprimés, ayant acquis sur Internet une disponibilité jusqu'alors inédite, ont permis aux historiens d'étudier ce que les précédentes biographies de Spinoza laissaient seulement deviner: la présence à ses côtés d'hommes et de femmes exceptionnels, dont les élans sont inséparables des siens.
Le parcours et les pensées de Spinoza sont ainsi devenus la trame d'étonnantes métamorphoses. A travers l'individu, il est devenu possible de montrer la naissance et la mort d'une créature qu'il considérait comme la partie la plus noble de lui-même. Cet être vous semblera abstrait si je lui donne pour nom la Raison moderne ou la Philosophie ; mais en lui restituant son vrai visage composé d'hommes et de femmes qui ont vécu et travaillé ensemble, aimé ensemble, voyagé ensemble, qui se sont éloignés, retrouvés, puis séparés sans cesser de se vivre ensemble, j'ai voulu faire percevoir combien chacun d'entre nous peut retrouver en elle - en ce qu'on appelle la Raison ou la Philosophie - ce qui fait le goût et la valeur de l'existence humaine.
Ce livre a donc pris la forme d'un roman, il a suivi le devenir capricieux des familles, des amours et des amitiés, il a démultiplié les points de vue et n'a pas toujours mis Spinoza en son centre afin que l'éclat de la Philosophie, au lieu de nous aveugler d'admiration pour quelqu'un, nous aide à mieux comprendre ce qu'est le monde - le sien, le nôtre - et même ce que cela veut dire... comprendre.
Dans les dialogues, j'ai utilisé des guillemets simples pour signaler les citations littérales telles qu'elles apparaissaient dans les livres, les lettres, les archives, etc., des personnes concernées. de cette manière, j'ai voulu faire en sorte que la confiance des lecteurs ne soit jamais trahie. Les sources qui attestent l'authenticité des faits et des paroles, page à page, sont disponibles sur le site de l'éditeur à l'adresse www.leclanspinoza.com
En définitive, l'expérience m'a montré que ni la pensée ni la philosophie ne sont si abstraites qu'on le croit ; elles se jouent principalement dans les échanges pleins de périls et de passions, de rires, de larmes, d'agacement et d'enthousiasme. Ce livre est l'histoire de cette aventure." (Maxime Rovere)
Mon avis sur le livre :
"Les philosophes ne poussent pas comme des champignons après la pluie." (Nietzsche)
"J'ai servi Dieu selon les lumières qu'il m'a données, je l'aurais servi autrement s'il m'en avait donné d'autres." (Dernières paroles de Spinoza, p.516)
Mêlant littérature et philosophie, ce livre restitue l'environnement dans lequel a vécu la personnalité la plus mystérieuse et la plus fascinante de l'histoire de la pensée...
Il démystifie patiemment et impatiemment la légende du penseur isolé polissant des lentilles dans le clair-obscur d'un atelier solitaire : "Spinoza fabrique des lentilles il n'est pas plus artisan que les grands artisans de son temps. Il le fait pour comprendre, rien d'autre que comprendre." (p.351)
Comme il conteste la légende tragique du "herem" (excommunication) prononcé contre Spinoza ("non, Spinoza n'a pas été excommunié pour ses idées") et les motifs religieux de la tentative d'assassinat, nuançant la légende noire du rabbin de la synagogue d'Amsterdam, Saül Levi Morteira.
Le rabbin n'aurait pas apprécié, en réalité, que Spinoza fasse appel à la justice hollandaise plutôt qu'aux "parnassim" de la communauté juive à propos de la succession de son père.
"Nous voici donc débarrassés d'un des plus formidables faux de la peinture flamande du XVIIème siècle : l'image du flamboyant herem de Spinoza. On a trop souvent peint cette cérémonie avec les couleurs de Rembrandt, des bruns sombres et des noirs agités de bourrasques par des volutes de rouges et d'orange. Les responsables de cette erreur ne pouvaient pas faire autrement (...) Il faut peindre le herem avec des pastels roses, bleus, jaunes. Les couleurs du matin." (p.191)
L'auteur souligne l'ancrage de la pensée de Spinoza dans son milieu et dans son époque : la communauté juive "marrane" d'Amsterdam, expulsée d'Espagne et du Portugal à la fin du XVIème siècle (en ce qui concerne la famille de Spinoza, du Portugal) et les "intellectuels" catholiques comme "le maître de latin", Franciscus Van den Enden, qui deviendra l'âme d'une conjuration manquée contre "le roi soleil", calvinistes, ménnonites, ou libre-penseurs comme Juan de Prado, que Spinoza fréquentait depuis son adolescence, les penseurs et les savants qui "fondent la vérité sur le raisonnement et sur l'expérience", comme Galilée, Bacon, Gassendi, Descartes, que Spinoza étudie assidûment avec les "collégiants" : Pieter Balling, Simon de Vries Jan Rieuwertsz, Jarig Jellesz, Lodewikk Meyer... Les mathématiciens comme Hudde, de Witt ou Huygens.
Sans oublier Leibniz le grand philosophe catholique, le "métaphysicien mathématique" à "l'intelligence spectaculaire" qui rend visite à Spinoza à Rijnsburg, discute avec lui pendant plusieurs jours et repart fasciné : "(sur la question de la nécessité), je commençais à pencher du côté des spinozistes" (p.503)
"Au XVIIème siècle, explique Maxime Rovere, écrire de la philosophie est tout sauf une activité calme et détachée. Penser est un acte, écrire est un acte, un geste de courage spectaculaire et dangereux. La conviction que les idées ne servent à rien n'est pas encore née. Dans un environnement politique où l'on ne vote pas, tout ouvrage qui développe une conception de la société, des textes sacrés, de Dieu ou de la nature humaine constitue une proposition touchant le bien public (...) Ce que les philosophes fabriquent - les livres - avec la complicité des imprimeurs et des libraires ne sont pas des produits de consommation culturelle destinés aux moments où l'on prend du temps pour soi. Ce sont des impulsions violentes données au destin de la collectivité, au risque de lui faire perdre ou gagner l'Eternité. En ce sens, les philosophes du XVIIème siècle ne sont pas des écrivains ; ce sont des hommes d'action." (p.329)
Un beau chapitre audacieusement intitulé "l'amant de Spinoza", évoque la relation privilégiée avec Henry Oldenburg, qui fut à Spinoza ce que fut La Boétie à Montaigne ("Parce c'était lui, parce que c'était moi."), et qui fit entrer le soleil de l'amitié dans l'atelier du philosophe, une sorte d' amitié amoureuse, essentiellement fondée sur une parfaite "union intellectuelle". Deux âmes d'élite qui sont entrées en résonnance et ont vibré à l'unisson.
Hélàs, le Traité théologico-politique, publié sans nom d'auteur à Amsterdam en 1668, viendra momentanément ternir cette amitié. Oldenburg, effaré par les audaces antireligieuses de l'ouvrage, se jure de rayer de ses relations le "philosophe original" (p.368)...
Une résolution que le premier secrétaire de la Royal society "l'un des plus grands diplomates d'Europe", qui accueille en son sein des savants aussi distingués qu'Isaac Newton ou les frères Huygens, ne tiendra pas.
Deux penseurs proches de Spinoza, le naturaliste Sténon, surnommé "le Danois aux doigts d'or", converti au catholicisme lors d'un séjour à Florence et le poète Bouwmeester, l'exact opposé en tout de Spinoza, formulent des objections, défendant les droits respectifs de la croyance et de l'imagination et posent la question de savoir "quelle place donner en philosophie à ce qui n'est pas le concept ?" (p.317).
Déçu par le Traité des passions de Descartes et tenant compte de ces remarques et de son expérience personnelle, Spinoza mettra l'accent sur les affects, l'imagination, le désir et les passions, envisagées dans l'Ethique comme des forces positives liés au désir de "persévérer dans son être" et émettra l'hypothèse, bien avant Schopenhauer et Freud, d'une sorte de pensée inconsciente, en-deçà de la conscience et de la raison et dont l'homme doit tenir compte s'il veut devenir plus "raisonnable" : "Comme les vagues de la mer, nous sommes ballotés." (p.429)
Contrairement à Irwin Yalom dans Le problème Spinoza, peut-être faute de témoignages, Maxime Rovere reste assez évasif sur une possible idylle avec Clara Maria Van den Eden. Spinoza n'a certainement pas pu rester indifférent au charme de cet "oiseau rare sur terre", qui réunissait dans sa personne le triple attrait de l'intelligence, de la culture et de la beauté.
"A leur manière, explique Maxime Rovere, les amis d'Amsterdam expriment le bouleversement profond que traverse l'Europe (...) Privés de Création, privés de Providence, privés de Droit divin, les philosophes modernes se découvrent sans Monde face au mouvement et au repos d'un Chaos silencieux." (p.159)
"Les "modernes" considèrent comme des entraves ce que leurs prédecesseurs vivaient comme des liens. Ils ne veulent plus tenir compte de la Bible ou du Coran (...) Et paradoxalement, ce n'est pas parce que ces liens leur sont devenus trop pesants ; c'est au contraire parce que la tension s'est distendue, parce que ces liens se sont brisés. Ils rejettent des pouvoirs dont il ne reste que des lambeaux, parce que ces lambeaux n'ont plus de sens à leurs yeux ; ils les gênent. Cette catastrophe leur impose de repenser les règles de la vérité, précisément pour refaire corps avec ce qu'ils n'ont plus." (p.160)
Spinoza est une figure importante certes, mais il n'y a pas de figure centrale dans Le clan Spinoza car il n'y en a pas dans la réalité. Par exemple Sténon a presque autant d'importance dans le livre que Spinoza lui-même. Ce dernier n'est qu'un élément parmi d'autres, même s'il est plus important que d'autres, d'un vaste mouvement, d'une révolution dans l'histoire des idées et des hommes.
L'auteur de l'Ethique ne s'est pas seulement adonné aux spéculations métaphysiques, il s'est passionnément intéressé à l'optique, à l'astronomie, à la médecine, à l'anatomie, à la chimie et à l'alchimie (l'une est sortie de l'autre), aux sciences de la nature, désormais fondées sur l'observation et l'expérimentation, découvrant, comme ses contemporains médusés, l'infiniment grand avec le perfectionnement de la lunette astronomique et l'infiniment petit avec l'invention du microscope dont il participe au perfectionnement.
La perception pure ne permet pas d'accéder à la vérité. C'est avec les yeux de l'esprit, secondés par des instruments, qu'il faut désormais regarder l'univers.
Il faut cependant garder à l'esprit que la "philosophia nova" n'aurait jamais vu le jour, sans l'atmosphère de relative tolérance et de liberté du "Siècle d'or" hollandais.
Les membres du "clan Spinoza", à travers leurs conflits, leurs controverses et leurs interrogations ont contribué à nourrir la pensée de l'auteur de l'Ethique et du Traité théologico-politique, du "Deus sive natura" aux trois modes de connaissance, en passant par l'idée que le vrai est "index sui", une pensée dont l'enjeu n'était rien moins que la liberté humaine, la démocratie, la distinction entre la foi et la raison, bref, la naissance de la raison moderne, à l'orée du siècle des Lumières...
Un rêve que viendront briser momentanément les tragédies de l'Histoire, avant de se remettre en marche : la guerre avec l'Angleterre, la grande peste de 1665, à laquelle on commence à rechercher d'autres causes que la "colère de Dieu" et d'autres remèdes que la prière et la résignation.
L'invasion, en avril 1672, et le ravage des Pays-Bas par Louis XIV, l'effondrement de la République, l'assassinat des frères de Witt par les "ultimi barbarorum", la mort tragique de Franciscus Van den Enden, les menaces de mort à l'encontre de Spinoza, confortent la critique radicale de la théocratie et de la monarchie absolue et l' apologie résolue de la démocratie du Traité théologico-politique.
Mais l'Histoire signifie aussi l'écroulement que tous les espoirs du "clan Spinoza" avaient mis dans l'avenir de l'humanité vers plus tolérance, plus de démocratie, plus de raison, moins de superstitions et de "passions tristes"... et il lui reste désormais à méditer "dans les décombres" la formule de Sénèque : "La vertu est en elle-même sa propre récompense". (p.459-60)
Le nouvel enjeu pourrait se résumer à la question à laquelle tente de répondre Spinoza dans le Traité théologico-politique : "comment un peuple libre peut-il vivre sous un roi ?"
Oui, quelque chose d'essentiel s'est joué en ce lieu et à ce moment-là dans le destin de la raison européenne. Oui, ce moment essentiel s'est incarné dans un homme et dans une oeuvre.
Mais l'Ethique et le Tractatus ne sont pas sortis tout armés du cerveau de Spinoza comme la déesse à la chouette du crâne de Jupiter ; ils sont l'écho assagi des discussions passionnées d'une bande de joyeux drilles, entre deux jurons et une chope de bière.
C'est la thèse que démontre et illustre ce livre et il faut avouer qu'elle est séduisante, comme est séduisante l'image d'un "jeune chien", d'un bon vivant plein d'humour, qui ne dédaigne aucun des plaisirs de la vie, que ce soient l'amour, la bière ou le théâtre.
Certes, Spinoza s'est assagi avec le temps, après son éloignement d'Amsterdam et son déménagement à Rijnsburg. Cependant, son "ascétisme" ne relève pas de la morale, au sens étroit du terme, mais d'une décision intellectuelle : mettre désormais toutes ses forces au service de la pensée.
Un récit vivant, coloré et pittoresque (notamment l'évocation d'Amsterdam au milieu du XVIIème siècle et de son marché au change), formidablement documenté et absolument passionnant, loin des abstractions desséchées d'une pensée pure et désincarnée, qui restitue la saveur et les enjeux d'une philosophie concrète et vivante, toujours actuelle, à bien des égards.