Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Jorge_Semprun-31.jpg

 

"Je cherche la région cruciale de l'âme où le Mal absolu s'oppose à la fraternité." (André Malraux)

 

Publié en 1994, L'Écriture ou la Vie mêle un récit autobiographique sur la vie de l'auteur après sa sortie d'un camp de concentration, et une réflexion sur la difficulté de raconter l'expérience de la déportation. Bien qu'étant autobiographique, ce sont avant tout des Mémoires, car le narrateur évoque l'emprise de l'Histoire.

 

À Buchenwald, Jorge Semprun découvre à l'âge de 20 ans ce qu'il qualifiera lui-même de « vivre sa mort. » Lors de son retour du camp, lui qui en a réchappé, il croit qu'il peut exorciser cette mort qu'il a vue de si près par l'écriture.  

 

Il n'écrira ce livre qu'en 1987, après l'avoir remanié à plusieurs reprises, précédé d'autres dont Le Grand Voyage, son premier témoignage écrit en 1963 qui parle de son départ pour le camp de Buchenwal.

 

"Car l'horreur n'était pas le Mal, n'était pas son essence du moins. Elle n'en était que l'habillement, la parure, l'apparat. L'apparence, en somme. On aurait pu passer des heures à témoigner sur l'horreur quotidienne, sans toucher à l'essentiel de l'expérience du camp. Même si l'on avait témoigné avec une précision absolue, avec une objectivité omniprésente - par définition interdite au témoin individuel - même dans ce cas on pouvait manquer l'essentiel. Car l'essentiel n'était pas l'horreur accumulée, dont on pourrait égrener le détail, interminablement. On pourrait raconter n'importe quelle journée, à commencer par le réveil à quatre heures et demie du matin, jusqu'à l'heure du couvre-feu : le travail harassant, la faim perpétuelle, le permanent manque de sommeil, les brimades des Kapo, les corvées de latrines, la "schlague" des S.S., le travail à la chaîne dans les usines d'armement, la fumée du crématoire, les exécutions publiques, les appels interminables sous la neige des hivers, l'épuisement, la mort des copains, sans pour autant toucher à l'essentiel, ni dévoiler le mystère glacial de cette expérience, sa sombre vérité rayonnante : la ténèbre nous était échue en partage." (Gallimard, Folio, pg. 119-120)

 

Nous ne sommes pas des rescapés, nous sommes des revenants... Ceci, bien sûr, n'est dicible qu'abstraitement. Ou en passant, sans avoir l'air d'y toucher... Ou en riant avec d'autres revenants... Car ce n'est pas crédible, ce n'est pas partageable, à peine compréhensible, puisque la mort est, pour la pensée rationnelle, le seul événement dont nous ne pourrons jamais faire l'expérience individuelle... (pg. 121)

 

C'est le regard du narrateur qui trouble profondément les deux officiers français et non son aspect physique, son extrême maigreur. Le narrateur ne se rend pas compte de la cause de leur trouble. Il lit cette cause dans leur regard ; Jorge Semprun pense certainement ici au thème du "pour autrui" dans l'Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre. C'est le regard d'autrui qui nous permet de nous appréhender nous-mêmes (Maurice Merleau-Ponty dira de son côté qu'autrui est le médiateur entre moi-même et moi-même). Sous le regard des deux officiers français, il s'appréhende non plus comme un "rescapé", mais comme un fantôme, un revenant, un être qui aurait traversé le néant, la mort.

 

"J'avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d'expérience. En allemand, on dit Erlebnis, en espagnol : vivencia. Mais il n'y a pas de mot français pour saisir d'un seul trait la vie comme expérience d'elle-même. Il faut employer des périphrases. Ou alors utiliser le mot "vécu" qui est approximatif. Et contestable. C'est un mot fade et mou. D'abord et surtout, c'est passif, le vécu. Et puis c'est au passé. Mais l'expérience de la vie, que la vie fait d'elle-même, de soi-même en train de vivre est actif. Et c'est au présent, forcément. C'est-à-dire qu'elle se nourrit du passé pour se projeter dans l'avenir." (pg. 184)

 

Après avoir pu parler une nuit entière à Pierre-Aimé Touchard et à la fiancée de Yann Dessau, à Paris, Semprun évoquera à nouveau ce sentiment d'être un rescapé et c'est parce qu'il a pu parler qu'il peut désormais témoigner et pas seulement "ressentir" : "Je n'ai jamais compris pourquoi il faudrait se sentir coupable d'avoir survécu, pas du tout." (...) "Yann Dessau est finalement revenu de Neuengamme. Sans doute faut-il parfois parler au nom des naufragés. Parler en leur nom, dans leur silence, pour leur rendre la parole." (pg. 183)

 

Nul sentiment de culpabilité, mais une tristesse insondable : " Soudain, au moment où un cortège de déportés en tenue rayée débouchait de la rue du Faubourg-Saint-Antoine dans la place de la Nation, au milieu d'un silence respectueux, soudain, le ciel s'est obscurci. Une bourrasque de neige s'est abattue, brève mais violente, sur les drapeaux du 1er Mai (...) Une sorte de vertige m'a emporté dans le souvenir de la neige sur l'Ettersberg. La neige et la fumée sur l'Ettersberg. Un vertige parfaitement serein, lucide jusqu'au déchirement. Je me sentais flotter dans l'avenir de cette mémoire. Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude : cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps." (pg. 185)

 

Le récit de Kaminski rejoint l'interrogation de Kant sur le "mal absolu" ("Die radical Böse") et de Schelling sur la liberté humaine. Philosophe de formation, Jorge Semprun ne voit pas le monde à travers des concepts, mais trouve dans l'expérience de l'univers concentrationnaire une illustration concrète de concepts philosophiques tels que la Liberté et le Mal. L'homme est capable du "mal absolu" que représente les camps de la mort parce qu'il est doté d'une liberté absolue qui peut choisir le mal absolu.

 

Kant, Shelling, comme plus tard Nicolas Berdiaev, ce grand disciple de Dostoïevski ont compris le caractère fondateur et inaliénable de la liberté humaine et la terrible responsabilité qu'elle nous confère : "Le volume dépareillé des oeuvres de Schelling qui se trouvait à la bibliothèque de Buchenwald contenait l'Essai sur la liberté, où Schelling explore le fondement de l'humain, ce néant inconscient et ténébreux. Fondement obscur, problématique, mais écrit-il, "sans cette obscurité préalable, la créature n'aurait aucune réalité : la ténèbre lui revient nécessairement en partage." (Gallimard, coll. Folio, pg. 89). Jorge Semprun cite également La lutte avec l'Ange d'André Malraux qui est porteur de la même interrogation : "Je cherche la région cruciale de l'âme où le Mal absolu s'oppose à la fraternité." (Gallimard, coll. Folio, pg. 75)

 

Jorge Semprun se demande, à l'instar de George Steiner comment une civilisation aussi avancée que l'Allemagne qui a engendré Beethoven, Hölderlin et Goethe a pu aussi engendrer le nazisme et les camps de la mort. La question n'a rien, là encore, de purement "théorique" puisque la ville de Weimar où vécut Goethe, l'un des plus éminents représentants de la tradition humaniste européenne, héritée de la Renaissance et de la Philosophie des Lumières, est proche du camp de Buchenwal.

 

Steiner a raison de se scandaliser du divorce entre la culture et l'éthique, mais nous retrouvons ici la question de la liberté humaine : la culture séparée de l'éthique, du souci de l'autre, est pire que l'inculture, la culture allié à l'éthique aboutit au miracle de la fraternité humaine : "Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je pouvais invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs (un éminent professeur de sociologie dont Semprun avait suivi les cours à la Sorbonne), conscient de la nécessité d'une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C'est la seule chose qui me vienne à l'esprit...

 

Ô mort, vieux capitaine, il est temps,

levons l'ancre...

 

Le regard de Maurice Halbwachs devient moins flou, semble s'étonner. Je continue de réciter. Quand j'en arrive à :

 

"... nos coeurs que tu connais sont remplis

de rayons...

 

un mince frémissement s'esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel." (Gallimard, coll. Folio, pg. 37-38)

 

"C'est dans les latrines collectives, dans l'ambiance délétère où se mélangeaient les puanteurs des urines, des défécations, des sueurs malsaines et de l'âcre odeur du tabac de machorka, que nous nous sommes retrouvés, à cause et autour d'un même mégot partagé, d'une même impression de dérision, d'une identique curiosité combative et fraternelle pour l'avenir d'une survie improbable. Plutôt, d'une mort à partager. C'est là, un soir mémorable, que Darriet et moi, tirant à tour de rôle des bouffées délicieuses d'un même mégot, avons découvert un goût commun pour la musique de jazz et la poésie..." (pg. 59)

 

Cette importance vitale de la culture, et notamment de la poésie, comme facteur de survie et porteuse de fraternité revient comme un leitmotiv dans le roman et rappelle le témoignage de Geneviève Antonioz de Gaulle dans La traversée de la nuit.

 

Contrairement à Vladimir Jankélévitch, Jorge Semprun ne rend pas la culture allemande responsable du désastre, c'est pourquoi, avec l'officier juif naturalisé américain, Rosenfeld, il marche sur les traces de Goethe et va visiter sa maison à Weimar. Ni Goethe, ni même Wagner "n'appartiennent" aux nazis. Jorge Semprun oeuvrera toute sa vie, notamment à l'UNESCO, puis en tant que ministre de la culture du gouvernement espagnol à retrouver le sens et l'esprit de la culture européenne et à la mettre au service du dialogue entre les peuples et des valeurs d'une démocratie exigeante.

 

Une page du livre fait  référence à Martin Heidegger et à sa compromission avec le nazisme. Semprun évoque en particulier l'édition de Sein un Zeit, expurgé de sa dédicace à Edmund Husserl,  qu'il acheta à Paris dans une librairie allemande pendant l'Occupation et à laquelle il consacra de nombreuses heures d'étude. Il évoque le concept heideggerien de "Sein zu Tod" ("Etre pour la mort") dans Zein un Zeit et explique que son expérience de l'univers concentrationnaire réfute le solipsisme heideggerien.

 

"A Buchenwald, la mort ne fut pas une expérience du "Dasein" mais du "Mitsein", de l'être avec, un "Mit-Sein zu Tod" et non un "Sein zu Tod" : Et pourtant, nous aurons vécu l'expérience de la mort comme une expérience collective, fraternelle de surcroît, fondant notre être-ensemble... Comme un Mit-Sein-zum-Tode." (Gallimard, coll. Folio, pg. 121)

   

Selon Heidegger, personne n’est mort dans les camps d’anéantissement parce que personne de ceux qui y furent exterminés ne portait dans son essence la possibilité de la mort. Semprun réfute cette monstruosité. Ceux qui sont morts dans les camps étaient des hommes (mot que Heidegger ne prononce pas) à qui on a volé leur vie et non leur mort.

 

Les deux formes de témoignages sont l'Histoire et le récit individuel, en particulier le récit littéraire. L'Histoire ne permet pas de comprendre vraiment les événements. Les dates et les faits ne signifient rien en dehors des individus qui les ont vécus. La signification des événements doit être "construite" dans une oeuvre pour être appréhendée par ceux qui n'ont pas vécu ces événements dans leur signification proprement humaine.

 

L'Histoire en tant que "reconstitution objective du passé" est nécessaire mais insuffisante  sans le témoignage subjectif des individus qui l'ont vécu. C'est tout le sens de L'écriture ou la vie. L'écriture s'est d'abord opposée à la vie en rendant la vie impossible à cause du souvenir du Mal absolu, puis s'est fondue dans la vie, non pas pour "l'expliquer", mais pour l'éclairer.

 

"Ni les uns, ni les autres ne posaient les questions pour savoir, en fait. Ils les posaient par savoir-vivre, par politesse, par routine sociale. Parce qu'il fallait faire avec ou faire semblant. Dès que la mort apparaissait dans les réponses, ils ne voulaient plus rien entendre. Ils devenaient incapables de continuer à entendre. " (pg. 179) : pour Semprun, le problème ne réside pas dans l'impossibilité de témoigner : il n'y a pas "d'indicible" car il est possible de "tout dire", mais dans la capacité de compréhension et d'empathie des auditeurs ou des lecteurs.

 

"Car l'horreur n'était pas le Mal, n'était pas son essence du moins. Elle n'en était que l'habillement, la parure, l'apparat. L'apparence, en somme. On aurait pu passer des heures à témoigner sur l'horreur quotidienne, sans toucher à l'essentiel de l'expérience du camp"  : Jorgé Semprun fait partie de ceux qui ont découvert "cette région cruciale de l'âme où le Mal absolu s'oppose à la fraternité", que les bourreaux dont le dessein n'est pas de supprimer les corps, mais de détruire l' Humanité en l'Homme (le Mal radical) ne peuvent atteindre.

 

"C'est à ce moment là, et à travers de tels actes d'affirmation existentielle du primat absolu de l'amour et du spirituel dans l'Homme que le mal a été réellement vaincu", disait le pape Jean-Paul II à propos de Maximilien Kolbe, ce prêtre que se sacrifia à Auschwitz pour sauver la vie d'un autre prisonnier, un père de famille.

 

"C'est seulement en gardant les yeux fixés sur cette victoire qu'il est possible d'éviter, dans les affrontements du monde, de passer insensiblement du côté de l'injustice, de perdre de vue les raisons humaines qui rendent la lutte digne et noble."

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :